Cahier critique 01/12/2016

"Ulysse" d’Agnès Varda

En commentant une photo prise en 1954, Agnès Varda tisse les fils de mémoires partagées et reçoit un César en 1984. 

À la première vision du film, on conserve le souvenir d’un désordre, d’un libre parcours sautant du passé au présent, de l’intime au collectif, du regard subjectif à la lecture savante, du témoignage au commentaire ludique, de la chèvre morte à celles de Picasso… Ce fouillis est à l’image des caprices de nos mémoires affectives. Qu’on exhibe une photo ancienne, et, pour peu qu’on laisse remonter à la surface de la conscience ces nappes du passé, l’écheveau des souvenirs peu à peu se dévide.

Agnès Varda fait ainsi mine d’être le jouet des sursauts de la mémoire. Par là, elle laisse entendre qu’une manière de rendre compte de l’insaisissable “robe sans couture de la réalité”, mais aussi de l’imaginaire et des réminiscences qu’elle génère, est peut-être, plutôt que de simuler une illusoire continuité, d’orchestrer un kaléidoscope de sensations, de motifs, de modalité d’approches : souvenirs personnels, séquences d’actualité, témoignages, analyses…
Mais ce désordre n’est qu’apparent. La construction du film, élaborée a posteriori, une fois le tournage achevé, renvoie à la double dimension de toute photo, à la fois trace d’un événement passé (ce que nous voyons s’est bien déroulé un certain jour, “C’était un dimanche sur la côte au bord de la Manche”) et construction, effet de langage. Cette construction, Varda l’interroge d’abord du point de vue du créateur (“Est-ce que je sais ce que j’avais dans la tête…”) pour, à l’autre bout du film, finir par un point de vue de lecteur.

Entre les deux, elle a décomposé les éléments de la photo. L’homme nu debout à gauche, l’enfant (Ulysse) assis à côté, la chèvre morte sont tour à tour évoqués. Et on comprend assez vite que Varda, loin de tout discours progressif et rationnel, préfère jouer d’un certain arbitraire : “Bon revenons à des choses plus simples. Il était une chèvre…
Ce qu’elle aime et provoque, c’est la confrontation d’éléments à l’intérieur d’un même plan. Voici une photo et des pierres, voici un homme nu à son bureau, celui de la plage près de trente ans plus tard, et voici des souvenirs. La mise en scène s’affiche, frontalement, ou plus précisément le dispositif, c’est-à-dire la mise en place d’un certain nombre d’ingrédients dont la coprésence est destinée à susciter une réaction, presque au sens chimique du terme. La beauté de ce geste cinématographique tient à ce qu’une vérité inattendue nait littéralement sous nos yeux. Les souvenirs ne sont pas identiques pour tous les protagonistes, la mémoire de chacun a travaillé différemment. Le film enregistre ces écarts creusés par le temps. Nulle nostalgie, nulle mélancolie dans cette manière de battre les souvenirs comme on bat un jeu de cartes. Le film s’ouvre un peu plus à chacune des séquences qui s’enchaînent. Varda ne clôt rien, elle se raconte (son quartier, ses photos, son premier film…) et, ce faisant, fait resurgir la France de ces années-là, la maladie d’un enfant, sa chère rue Daguerre alors populaire, l’intégration de Républicains espagnols, le Théâtre national populaire, l’amour familial, le temps qui n’est plus le même quand on regarde le bord de l’eau…

Jacques Kermabon

Réalisation et scénario : Agnès Varda. Image : Jean-Yves Escoffier et Pascal Rabaud. Son : Jean-Paul Mugel, Philippe Sénéchal et Michel Barlier. Montage : Marie-Jo Audiard. Musique : Pierre Barbaud. Production : Ciné Tamaris Films.