Cahier critique 19/05/2017

Retour sur Côté court 2016 en deux OVNI

Alors que la 26e édition du festival Côté court s’ouvrira le 7 juin prochain, nous avons souhaité revenir sur "Knockdown" de Mickaël Soyez et "Opium" de Pablo Dury, deux œuvres novatrices et intrigantes, curieusement peu couvertes par les médias alors qu’elles furent primées dans les deux principales sections du festival.

Deux moyens métrages atypiques, mais “dans l’air du temps”, Knockdown de Mickaël Soyez (Prix du Pavillon de la compétition Expérimental-Essai-Art vidéo) et Opium de Pablo Dury (Grand Prix de la compétition fiction, photo de bandeau), avaient attiré l’attention des jurés de l’édition 2016 du Festival Côté court, sans susciter une grande exégèse critique.

Ces deux films relèvent de la dystopie non urbaine, dans laquelle les éléments de fiction sont soit ténus (Opium, photo ci-contre), soit à (re)construire (Knockdown) ; les titres en circonscrivent le tempo : le film de Dury est hypnotique, les décors en papiers peints de la maison en ruines servant de refuge au groupe aspirent les personnages, celui de Soyez induit un mouvement perpétuel circulaire avec répétition de motifs, et de gestes des actants. Par souci de commodité, on peut dire que ces deux créations relèvent du film essai, sans que cette terminologie soit pleinement satisfaisante dans la mesure où la quête finale (sociale, politique, existentielle) se dérobe : la fuite (Knockdown), l’attente (Opium), les décors et ambiances renvoient à des visions de désespoir, de postapocalypse, ou de dénuement extrême si on opte pour une lecture plus réaliste de ces travaux. Tout est implicite et les “messages” sont parcimonieusement distribués. Dénuement extrême du protagoniste de Knockdown perpétuellement dévêtu, petits trafics (de vidéocassettes) dans Opium témoignent d’univers de raréfaction : de rapports humains, de possession d’objets, de l’existence même de sentiments ou d’affects. Deux visions stylisées de quart-mondisme contemporain.

On peut avancer l’hypothèse que les cinéastes se sont nourris de cinéma fantastique et de cinéma expérimental, comme ce fut le cas de Bertrand Mandico et de Yann Gonzalez, récemment hommagés à Côté court et à la Cinémathèque française, qui utilisent un réservoir culturel underground sans le prolonger ou s’inscrire dans une quelconque de ses continuités historiques, mais qui leur fournit un vivier de formes inédites et surprenantes qui les éloignent de la perspective naturaliste qui tiraille plus d’un court métrage français actuel.

La caméra de Knockdown traque un jeune homme nu dans sa fuite répétitive en plein bois (l’espace parcouru semble cyclique). Le film relève d’une construction polyphonique sur le modèle de l’ostinato en musique  (répétition d’éléments thématiques et visuels durant tout le film), a recours à diverses langues et langages (l’anglais, le français, le chant, le récitatif, le descriptif) pour proposer des clés qui, au final, se dérobent, et ce sont toutes ces (fausses ?) pistes qui forment le corps de l’œuvre, sa densité poétique. Les prestations des divers intervenants : une voix off en anglais qui s’adresse directement au jeune fuyard (“Je n’ai pas pu garder une image de toi”), deux adolescents qui précisent qu’“il n’y a pas d’histoire”, une cantatrice qui chante, un chef d’orchestre qui orchestre le silence et lorgne vers John Cage, et d’autres personnages qui s’évertuent à “perdre le sens” plutôt qu’à le concrétiser créent un véritable envoûtement visuel et sensitif. Les éléments graphiques qui rappellent le cinéma expérimental dans ces deux opus sont nombreux : dans Knockdown (photo ci-dessous), la caméra très mobile se rapproche des fougères luxuriantes et les touille en une symphonie abstraite à la Brakhage. Les nombreux papiers peints qui envahissement les décors d’Opium renvoient à l’art du graffiti et au cinéma psychédélique lorsque ces motifs sont projetés sur le corps des protagonistes. Dans ce film, une séquence cite ouvertement La femme qui se poudre de Patrick Bokanowski : la bande (de militaires, d’éclaireurs comme il est précisé au début ?) à laquelle appartient le personnage central  sont filmés en très petit sur le bas de l’écran avant de disparaître en hors champ.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les deux films pivotent autour d’un “effet Godot” consubstantiel à un monde en perte de repères : le jeune homme de Knockdown fuit une bête problématique que certains récitants du chœur hétérogène qui l’interpellent ou le paramètrent, par interventions répétitives et aléatoires, insistent sur son inexistence. Les soldats d’Opium attendent, eux, l’arrivée improbable de dragons.

Le film de Mickaël Soyez est entièrement fondé sur le rythme et la répétition, il relève de l’abstraction narrative, car les personnages ou les décors seuls n’en déterminent pas le sens comme dans un film structurel expérimental par exemple. La fuite, la peur, la multiplicité des langages scellent une certaine forme d’incommunicabilité entre les individus (si ce devait être une fiction) ou entre les diverses facettes du fuyard (si on le lit le film comme une projection de doubles du personnage central, sans projet narratif). Celui de Pablo Dury installe plus clairement les bases d’une fiction. Le protagoniste central dialogue avec un compagnon africain, il éprouve du désir pour une femme qui partage la maisonnée délabrée. Cette fiction demeure néanmoins ouverte, car on ne connaîtra pas les buts réels poursuivis par ce groupe.

On peut s’étonner qu’Opium (photo ci-contre), qui a obtenu le Grand Prix fiction, c’est-à-dire qui a suscité un certain enthousiasme, ou tout du moins un intérêt certain parmi les membres du jury, se retrouve dans une certaine déshérence critique. C’est un premier film et il est encore difficile d’imaginer le parcours du jeune créateur, d’en apporter des balises ou de faire des comparaisons, comme c’est le cas de Mandico et d’autres qui ont déjà donné de nombreuses clés pour décrypter leur univers. En fait, ce moyen métrage canalise et synthétise divers éléments de délabrement de notre société, des lieux abandonnés et désertés qui imprègnent maint court métrage actuel. Le jeune anti-héros n’a que des compagnons de hasard (partage-t-il la chambrée avec un groupe structuré ou seulement aléatoire : un ramassis de déshérités ?), il vit dans le dénuement et occupe provisoirement une bicoque dévorée par les moisissures.

Revenons à cette notion de film essai suggéré au début de ce texte. On peut noter, entre autres, des similitudes entre Knockdown et Le Printemps de Marcel Hanoun (1970). Dans le long métrage deux histoires (celle d’une fillette et d’un fuyard) se développent parallèlement l’une à l’autre sans que le cinéaste nous en donne les clés qui pourraient les rapprocher. Chacun pouvait trouver les jointures qu’il voulait. Ici, ce sont près d’une dizaine de propositions que le spectateur a la possibilité de croiser selon son humeur, ses connaissances et les éléments qu’il retient du film. En fait, il ne s’agit plus chez Soyez et Dury de construire des rébus qui vont faire sens au sein d’un même langage (comme chez Marker, voire chez Robbe-Grillet où montage et commentaires induisent une direction de lecture aisée à circonscrire), mais sur la déstructuration, l’hétérogénéité, la répétition de langages verbaux et non verbaux sur un système vaguement deleuzien.

Par-delà cette tentative d’exégèse, on constate qu’avec ces deux films, on revient à une spécificité du court et moyen métrage telle qu’elle existaient jadis à Tours, à savoir : chaque film est une véritable création qui promeut et établit son propre langage esthétique.

Raphaël Bassan

Opium
France, 2016, 48 min.
Réalisation : Pablo Dury. Scénario : Pablo Dury, Perrine Prost. Image : Alexandre Cambron. Son : Cédric Payet et Félix Fattal. Montage : Luc Seugé. Musique : Loïc Dury. Interprétation : Lele Matelo, Marion Malenfant et Yahay Mahay. Production : Limagorium, Belot.

Knockdown
France, 2016, 42 min
Réalisation et sécnario : Mickaël Soyez. Image : Mickaël Soyez. Son : Éric Ghersinu, Myriam Rachmut et Simon Apostolou. Montage : Annie Waks. Production : GREC.