Cahier critique 28/11/2018

"Montparnasse" de Mikhaël Hers

La poésie urbaine de Mikhaël Hers, en trois histoires d’une bouleversante humanité que perpétua en 2016 "Ce sentiment de l’été".

En trois films, la mue de Mikhaël Hers impressionne. Comme si, en suivant les pas de jeunes gens, leurs doutes et leurs élans, Hers avait trouvé, dès son deuxième moyen métrage, Primrose Hill, une matière où nous parler de lui. Et de nous surtout. D’un film à l’autre, sensation assez rare de tenir un cinéaste évoluant dans la vie plutôt que dans le cinéma. Montparnasse, c’est un quartier, trois dialogues – complices, gênés, séducteurs –, trois segments d’égale longueur, trois tranches de nuit. Pour autant le film n’est pas à sketches. Sa belle unité tient avant tout à cette délicate direction d’acteurs qui hissait très haut Primrose Hill, à une rare proximité au quotidien, à la douceur d’un regard porté sur des êtres que l’on reconnaît assez facilement comme des proches.
Ici, on écoute des disques pour conjurer la mélancolie, on sort fumer dans la rue parce qu’on n’y a plus droit à l’intérieur, on boit des bières tandis qu’un groupe joue tard sa pop aérienne et que d’autres fauchent des vélib’. Ces scènes jamais ne versent dans l’exhibition de signes générationnels. La musique, par exemple – comme exutoire au trop-plein d’émotions (pour Sandrine), comme moyen d’expression (pour Jérémie à qui manquent les mots et l’assurance sitôt que sa guitare quitte son épaule) –, elle jaillit naturellement, ne sert jamais ici à faire “signe”. C’est naturellement que le langage se pare de détails que l’on entend rarement résonner au cinéma. On mentionne une station de métro fermée, on bosse à la Fnac, on a des problèmes de voisinage, on peine à payer son loyer à Malakoff... Multiplication d’effets de réel, de précisions géographiques, fins détails sur lesquels on ne s’attarde pas, touches langagières qui ouvrent l’écran sur notre monde de trentenaires parisiens, qui permettent aux personnages d’exister, de nous toucher durablement.

Si Montparnasse bouleverse, c’est par l’attention que Hers prête aux visages, par sa manière de revitaliser un simple champ/contrechamp, de laisser les émotions affleurer plutôt que de céder à l’hystérie du naturalisme. La première partie mettant en scène Sandrine et son sentiment terrible que sa faiblesse fait fuir les autres est admirable, portée par une actrice sublime de vulnérabilité. La deuxième – avec ses silences, sa tristesse, ses beaux visages (ceux de Didier Sandre et de Thibault Vinçon) – s’épanouit dans une grande pudeur. C’est un cinéma d’une infinie douceur, refusant l’artifice, semblant s’engager dans le récit choral, mais qui jamais n’y verse car les six acteurs principaux ne se croiseront pas. Les rimes reliant une partie à l’autre seront de discrets effets de montage, un thème musical sur paysage urbain aussi déshumanisé et synthétique que les sentiments sont dénudés, d’élégants travellings, des déambulations nocturnes, voire (pour la plus significative) une brève rencontre avec une connaissance dont on sait, malgré la promesse de boire un verre, qu’on ne la reverra pas.

Ces histoires coexistent certes. Mais si tout est lié, ce n’est pas par d’artificielles ficelles dramaturgiques, plutôt par le regard attentif d’un auteur sur des êtres dont on sent qu’il les aime, qui nous les fait aimer. C’est la magie de ce cinéma. Libre de ses mouvements, regardant avec passion ses comédiens quand d’autres (Martin Rit, dont Hers produisit La neige au village, par exemple) paraissent corsetés dans des nœuds narratifs leur interdisant les respirations.

Comment un visage (celui d’Aurore Soudieux particulièrement) nous évoque-t-il tant ? Comment un deuil que l’on ne nomme pas vient, tel un fantôme bienveillant (Aude, la disparue, donne son titre à ce segment), éclairer un dialogue bouleversant ? comment on assiste à la naissance de l’amour ? Des affects certes, mais point d’affectation ni de sentimentalisme, c’est là, bel et bien, le miracle de Montparnasse.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°88, 2009.

Réalisation et scénario : Mikhaël Hers. Image : Sébastien Buchmann. Son : Benjamin Laurent et Jean-Christophe Julé. Montage : Christel Dewynter. Musique : Jérémie Regnier, Timothée Regnier, François Virot, John Cunningham et Fugu. Interprétation : Aurore Soudieux, Adélaïde Leroux, Didier Sandre, Thibault Vinçon, Lolita Chammah, Sandrine Blancke et Timothée Regnier. Production : Les Films de la Grande Ourse.