Cahier critique 23/04/2018

“La peur, petit chasseur” de Laurent Achard

Une maison à la campagne. Un jour de novembre. Silencieux, dans un coin du jardin, un enfant attend.

C’est sur un format court que l'on retrouve ici un réalisateur dont les œuvres comptèrent parmi les plus belles promesses des années 1990, mais dont nous n'avions plus de nouvelles depuis Plus qu'hier moins que demain (1998)*. Réalisé dans le cadre de la collection "Portraits" à l'initiative d'Arte et des Films Hatari, La peur, petit chasseurdépasse le cadre de la simple commande pour s'imposer en film de cinéma d'une rigueur exceptionnelle.

C'est en un seul plan fixe de neuf minutes que Laurent Achard entrouvre ici les portes d'une fiction familiale s'inscrivant dans la lignée de ses précédents films. À l'écran, en plan large, un jardin, un jeune garçon, un chien, un fil à étendre le linge. Au fond du cadre, une maison dans laquelle jamais nous n'entrerons. Off, le murmure de trains roulant dans le lointain. Le garçon est assis, seul, dans un coin du jardin, il se lève, s'approche de la maison sans oser y pénétrer. Une femme – sa mère, suppose-t-on­ – en sort et commence à étendre le linge. Le garçon l'aide sans que jamais ne soit échangé un mot. Bientôt, une voix masculine rompt le calme apparent et la femme retourne précipitamment dans la maison.

Cette maison, deuxième strate d'un récit qui se déploie dans la spatialité plutôt qu'en une narration traditionnelle, cette maison, donc, nous est familière. Elle pourrait être celle d'Une odeur de géranium (1997), tandis que l'enfant, après avoir été confronté aux mystères de la sexualité maternelle dans Dimanche ou les fantômes (1994), va ici buter contre un mur abritant les brutalités adultes. La maison de La peur, petit chasseurn'est donc plus un cocon rassurant. Elle figure le lieu d'une violence domestique que l'enfant ne comprend pas (ou qu'il comprend trop bien). Elle est le lieu de la peur, un espace interdit. Le jardin n'est plus un potentiel terrain de jeu et ne se définit plus que comme excroissance : c'est un lieu en bordure de la maison, un emplacement transitoire où, clairement, l'enfant est tenu à l'écart (le début du film le saisit dans une position d'attente, recroquevillé sur lui-même, et c'est à cette posture qu'il retournera à la fin). Pourtant, la présence du chien dans le jardin offre un contrepoint rassurant, car si cet espace est avant tout celui de l'animal, il change de nature au gré des événements et prend alors très nettement, pour l'enfant, valeur de lieu-refuge.

Pour le spectateur, la maison n'est qu'une surface plane figurée par une façade opaque. Espace mystérieux, "Ça" du foyer familial, elle pourrait rappeler le manoir de Psychoseavant que le détective (et le public) y pénètre pour la première fois. Mais à la différence du film d'Hitchcock, nous n'en verrons jamais l'envers. Ce qui s'y passe, nous le projetterons seulement grâce aux sons off nous suggérant ce que les murs dissimulent : une voix bourrue, des cris, du mobilier renversé, juste de quoi deviner la sourde violence quotidienne qui se tapit sous la façade des convenances. Comme dans Une odeur de géranium, alors que le bruit des travaux amplifiait l'intensité d'une dispute entre une mère et sa fille, la querelle conjugale se voit couverte par le roulement assourdissant d'un train qui passe, manière de traduire par le truchement de la bande-son la violence de la scène. Ce choix, qui appuie un peu trop ce qu'Achard se refuse par ailleurs à nous montrer, est le moins convaincant du film. Pourtant, malgré cette coquetterie formelle un rien volontariste, le film s'impose très vite comme une impressionnante évidence.

À l'heure où la durée des courts métrages tend à s'allonger, le cinéaste dit l'essentiel en neuf minutes. La force de ce film, c'est à la fois son ouverture aux interprétations, sa juste distance avec ce qui est filmé et ce parti pris d'épure lui permettant d'éviter le possible misérabilisme induit par son sujet. Dix ans après Dimanche ou les fantômes, ce film admirable a reçu le Grand prix au festival de Pantin quand Philippe Ramos (Prix spécial du jury pour L'arche de Noé, il y a cinq ans) emportait le Prix de la presse pour Capitaine Achab. Alors, certes, Côté court 2004 avait comme un goût de déjà-vu. Mais a-t-on réellement vu, ces dernières années, émerger dans le cinéma français beaucoup de personnalités aussi fortes que ces deux-là ? À méditer sans doute…

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n° 62 (2004).

* Depuis Laurent Achard a réalisé : Le derniers des fous(long métrage de 2006), La dernière séance(long métrage de 2011), Le tableau(court métrage de 2013) et Un, parfois deux(court métrage de 2016).

Réalisation et scénario : Laurent Achard. Image : Laurent Desmet. Montage : Martial Salomon. Son : Philippe Grivel et John Iranzo. Interprétation : Pierre Beaux, Martin Buisson et Mireille Roussel. Production : Les Films Hatari.