Cahier critique 01/12/2016

“L’amour existe” de Maurice Pialat

Le nom de Maurice Pialat s’invitait pour toujours dans le paysage du septième art à la faveur de ce poème documentaire d’une force inégalée.

Premier court métrage professionnel de Pialat et documentaire, L’amour existe naît en plein essor de la Nouvelle Vague. Le futur auteur de La gueule ouverte et de Loulou, n'a pas oublié la guerre. Les panzers ont laissé des traces dans les banlieues et transformé, au fur et à mesure, les paysages d'enfance en zones sinistrées. Le réalisateur constate la disparition d'un climat convivial et d'une certaine forme de bonheur, au moyen d'un film affectif dont l'incipit proustien à la Du côté de chez Swann laisse encore rêveur. Ce très poétique “Longtemps j'ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue" pourrait être le début d'un film de fiction. On s'attendrait presque à voir un personnage accoudé à la cheminée de cette maison d'où Pialat filme le passage d'un train. L'évocation de la grandeur évanouie des banlieues de Courbevoie, Pantin, Vincennes, Goussainville, Sarcelles, Nanterre passe non seulement par les moments heureux de l'enfance (des cartes de géographie Vidal de Lablache aux bancs en bois des écoles aux odeurs crayeuses), mais aussi par les premiers désenchantements dus à la guerre (la mort d'un camarade sous les bombes, la vanité des chants patriotiques, les maisons en ruines). Pialat instaure un avant et un après, avec entre les deux, une rupture fondamentale. Le commentaire en livre progressivement les nuances : de ce paradis perdu dont 1939-1945 a sonné le glas et arraché les fondements, il ne reste que des "voici venu le temps" de la déchéance et de la cautérisation dont la voix de Jean-Loup Reynold énonce les caractéristiques.

L’amour existe pourrait être un film d'aujourd'hui sur nos banlieues environnantes. L'ennui, la destruction du patrimoine culturel (à Montreuil, le studio de Méliès est démoli), la spéculation immobilière, la délinquance, le destin des retraités (travailleurs dont on n'a plus besoin), les bidonvilles, le désert culturel, autant de tares qui défilent dans le texte off aussi froidement que dans un rapport de ministre. Pialat, tout comme le fera Johan van der Keuken dans Velocity 40-70 dénonce la déshumanisation, la construction de cités de cauchemars aux allures concentrationnaires, la réduction de milliers d'histoires à des numéros. Il joue dans son commentaire sur ces chiffres dont le pouvoir fait usage, emploie les armes de l'ennemi. Il inventorie, dénombre, montre la laideur du calcul : "nombre de microbes respirés par une vendeuse de grands magasins, 4 millions ; nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo, 15 millions... ", mais aussi son efficacité ("Théâtre en dehors de Paris : 0, salle de concert : 0"). Il souligne toutes les variantes de l'entassement : métros bondés, habitations en bloc, enfants dans les couloirs d'immeubles, répétitions des habitudes. La guerre n'est pas seulement venue et simplement repartie, elle s'immisce, s'installe dans le paysage, habitue ses habitants à la dévastation, d'autant plus qu'une autre prend le pas sur la première, celle d'Algérie. Pialat en tait le nom, mais filme, comme en représentation de sa violence, un incendie se déclarant à trois kilomètres des Champs-Élysées dans les bidonvilles que les travailleurs algériens habitent. À l'opposé de ces vies difficiles donc Pialat recueille les flammes, la petite bourgeoisie qu'il stigmatise avec cruauté s'écale médiocrement : "La grande banlieue est la terre élue du petit pavillon. C'est la folie des petitesses. Ma petite maison, mon petit jardin, mon bon petit boulot, une bonne petite vie bien tranquille." Agressif et mordant, tel qu'en lui-même et depuis toujours, à la manière de ce poing levé au ciel qui le rendit encore plus célèbre et qu'il filma, si l'on peut dire, dès les commencements en la statue de La Marseillaise de Rude. La main de gloire peut apparaître implorante, dit-il, si on sait la contempler sous un autre angle car "la leçon des ténèbres n'est jamais inscrite au sein des monuments".

Avec L’amour existe, film dur, angoissant, politiquement implacable, on sent déjà que Pialat est un cinéaste qui n'est pas là pour se faire aimer, mais pour exister et nous transmettre cette “leçon des ténèbres".

Nathalie Mary

Article paru dans Bref n°40, 1999.

Réalisation : Maurice Pialat. Image : Gilbert Sarthre. Montage : Kenout Peltier. Musique : Georges Delerue. Voix : Jean-Loup Reynold. Production : Les Films de la Pléiade.