Cahier critique 10/02/2017

"A Sense of History" de Mike Leigh

Panorama Humour noir au Festival de Clermont-Ferrand 2017.

Parcourir l’espace pour explorer le temps : geste proprement cinématographique. En 1992, la durée s’imprime encore sur des mètres de pellicule, le monteur mesure les secondes en faisant défiler d’un geste précis sous ses doigts gantés la bande de celluloïd ; le 23e comte de Leete, personnage fictionnel inventé et incarné par Jim Broadbent, parcourt quant à lui son domaine pour revenir sur l’histoire de sa famille et du rôle qu’il y a joué sous l’œil attentif de la caméra de Mike Leigh.

De prime abord, pourtant, l’image aseptisée et le ton solennel imposent de tout autres codes, davantage rattachés aux normes de la télévision. Parodiant les documentaires historiques, Mike Leigh et Jim Broadbent mettent en scène le spectacle de la parole, affectant la spontanéité du témoignage par une action minimale et un montage mimant le tourné-monté. Ainsi se succèdent les plans de marche de cet aristocrate en tweed so british sans qu’en soient éliminés les temps faibles, imprimant une rythmique singulière au récit et initiant dès lors un subtil décalage au devenir exponentiel.

C’est que, sous l’apparente simplicité du dispositif, A Sense of History est en réalité un film extrêmement construit : la caractérisation efficace du comte de Leete et de son domaine au sein des premiers plans établit le système que le film s’emploie par la suite à déborder. Ainsi les ressorts comiques sont instillés dès la scène initiale sans toutefois révéler immédiatement l’étendu de leur potentiel et c’est dans leur déploiement progressif que l’art des auteurs prend toute son ampleur. En les organisant autour de trois dynamiques principales, ils structurent le film tout en préservant sa forme fragmentée et le caractère imprévisible de sa trajectoire.

Ainsi le flegme tout anglais du comte est mis en tension avec la violence graduelle de son discours : du souvenir heureux de l’odeur opiacée maternelle dont l’inhalation le rendait agressif à l’aveu de quatre meurtres placés sous l’égide du calcul rationnel, les auteurs accentuent progressivement la force du contraste. Ils orchestrent parallèlement l’extravagance croissante du personnage qui point d’abord dans les aspérités du montage – un temps faible, un trébuchement, une ellipse – et contamine le jeu de l’acteur, de l’égarement au délire : le raccord regard liant le récit du meurtre de sa femme à son mime en situation en est une expression particulièrement irrésistible.

Parcourir l’espace pour explorer le temps : ainsi se joue la troisième dynamique. A Sense of History est un film où tout est joué à l’avance : c’est sur le passé que le comte revient tandis qu’il arpente son domaine. Une succession, l’existence d’un frère aîné, des enfants ; les informations délivrées au compte-gouttes dévoilent un hors-champ temporel à mesure que l’on découvre la campagne. Ainsi le lac ressuscite la noyade ; la noyade révèle le lac. Le passé s’incarne au détour d’un chemin : la corde de pendu du père, la terre ancestrale ; des espaces-temps – du cinéma.

Claire Hamon

Réalisation : Mike Leigh. Scénario : Jim Broadbent. Image : Dick Pope. Montage : Jon Gregory. Son : Colin Codner, Tim Fraser et Peter Maxwell. Musique : Carl Davis. Interprétation : Jim Broadbent. Production : Thin Man Films Ltd.

Mention spéciale du Jury et Prix du Public au Festival international court métrage de Clermont-Ferrand 1993