Web et TV 02/01/2024

“Histoire pour 2 trompettes” d’Amandine Meyer

Tout commence par une dispute d’amoureux, par des pleurs. On pénètre à l’intérieur d’un pansement posé sur une jeune fille, une sorte d’image mentale et liquide. À l’intérieur de cette image, une oie enseigne la flûte à bec à un bébé. En musique, l’enfant grandit et devient une petite fille. La fillette parfait son apprentissage, allant jusqu’à dévorer son maître. On la suit dans ses évolutions, ses métamorphoses et ses créations.

Au revoir Jérôme !, réalisé au sein de la prestigieuse école des Gobelins par un trio d’étudiants, et Histoire pour 2 trompettes, premier court métrage de la plasticienne et dessinatrice Amandine Meyer, ont en commun une sélection au Festival d’Annecy 2022, mais surtout des univers décalés où se déploie une folie douce et surréaliste.

Tandis qu’Au revoir Jérôme ! se situe d’emblée dans l’au-delà, littéralement aux portes du paradis, Histoire pour 2 trompettes évoque une vie dans son commencement, entre enfance et (re)naissance. L’eau, constamment présente dans le film, qui fait croître le ventre d’un personnage ou élément dans lequel flottent de minuscules bébés monochromes, évoque le liquide amniotique. Ingestion et gestation se succèdent, les lignes ne cessent d’évoluer et de se transformer. Ce monde organique évoque aussi les tout débuts du cinéma d’animation, lorsque le bien nommé Fantasmagorie d’Émile Cohl (1908) faisait primer le plaisir de la métamorphose des formes sur celui de la narration. Amandine Meyer cite, quant à elle, l’œuvre du cinéaste expérimental américain Robert Breer qui, dans les années 1950, réalisa de nombreux films comme des jeux de mouvements et de transformations des lignes. Ainsi, si Histoire pour 2 trompettes foisonne de formes et de couleurs, on ne peut y arrimer un sens exclusif, qu’il soit narratif ou symbolique – l’eau des larmes et de la souffrance est aussi celle des rivières, des torrents, des fontaines, cet élément où la vie est apparue et se régénère, se prêtant à toutes les transformations et à différents récits de (re)naissances. 

On trouve ce même plaisir de la ligne mouvante dans Au revoir Jérôme ! même si la narration est beaucoup plus présente et les formes définies. C’est en particulier à la fin du film que celles-ci se délitent pour laisser la place à une pure fantaisie colorée. Ces lignes en mouvement évoquent alors quelques-uns des artistes cités par ailleurs (lorsque Jérôme passe par ce qui semble être une salle de musée) : Sonia Delaunay, Matisse, Calder. 

Mais si ces références picturales sont explicitement présentes, l’univers du film dans son ensemble évoque aussi très fortement l’esthétique des années 1970, inspiration d’ailleurs clairement revendiquée. On pense en particulier à un classique du cinéma d’animation réalisé en 1968 et qui devait inspirer la décennie suivante, Yellow Submarine de George Dunning et Dennis Abey, transposition libre de l’univers musical des Beatles. 

Au-delà de leur fantaisie surréaliste commune, les deux films ont de nombreux points de rencontre, à commencer par leur processus de fabrication et leur esthétique. Dans chacun des projets, il y a ainsi d’abord eu un travail sur les fonds, "à l’aquarelle pour un univers qui [la] fait vibrer"1 du côté d’Amandine Meyer et à l’encre sur papier pour Au revoir Jérôme ! afin d’obtenir des décors très intensément colorés.

Dans les deux cas, un travail de matières, d’abord, avec l’envie de rendre visible la touche aquarellée ou encrée, puis les personnages ont été imaginés pour les deux films de manière simple, stylisée, et en aplats de couleurs. Il s’agissait d’une volonté, pour la réalisatrice d’Histoire pour 2 trompettes, de "toucher à la fluidité, à la magie de la ligne qui prend vie" et, pour les trois élèves des Gobelins, de faire ressortir le personnage de Jérôme sur des fonds très détaillés.

Au niveau sonore, l’approche est également comparable avec une stylisation des bruitages et une grande attention à la musique, chaque fois une composition originale participant pleinement à enrichir les imaginaires des deux univers. Enfin, il s’agit de deux récits qui mettent en scène un chagrin provoqué par l’autre, sinon une rupture, de manière explicite dans Au revoir Jérôme ! et plus suggestive au début d’Histoire pour 2 trompettes. Une même image est étonnamment présente dans chacun des films, celle d’êtres se brisant littéralement – les corps sont alors réduits en morceaux comme des vases tombés à terre. Ils doivent ensuite retrouver leur intégrité physique, après une traversée colorée et abstraite pour Jérôme, qui reste visiblement fissuré, ou après une traversée poétique et initiatique dans Histoire pour 2 trompettes, durant laquelle les transformations du personnage rappellent celles subies par l’héroïne d’Alice au pays des merveilles, le célèbre récit de Lewis Carroll (1865). 

À celles déjà citées on pourrait encore ajouter d’autres références, pour la plupart pionnières ou sous influence du surréalisme, telles que certaines œuvres de Salvador Dali pour Au revoir Jérôme ! ou, tant pour son graphisme que pour le monde qu’il déploie, la bande dessinée Little Nemo de Winsor McCay (1905) pour Histoire pour 2 trompettes… Cependant, ce sont bien deux univers profondément originaux que proposent ces courts métrages et leur meilleur point de rencontre est finalement leur liberté esthétique et non-narrative, inspirante, réjouissante et prometteuse.

Anne-Sophie Lepicard

France, 2021, 5 minutes.

Article paru dans Bref n°128, 2023.

1 Voir sur : http://www.lepolyester.com/entretien-avec-amandine-meyer

Réalisation et scénario : Amandine Meyer. Animation : Amandine Meyer, Capucine Latrasse, Noémie Bizien, Michaël Didier et Ugo Deseigne. Montage : Thomas Hardouin. Son : Matthieu Canaguier et Claire Cahu. Musique originale : Chapelier fou. Production : Miyu Productions.