Web et TV 07/06/2022

“Guernica” d’Alain Resnais et Robert Hessens

Le 26 avril 1937, la petite ville basque de Guernica est bombardée par les aviateurs de la légion Condor, envoyés par Hitler afin de soutenir Franco. La ville est entièrement rasée et incendiée : c’est la première fois dans l’Histoire que l’aviation s’attaque ainsi à une population civile. Ce documentaire part du tableau peint par Picasso en 1937 pour témoigner des atrocités de la guerre civile espagnole et du fascisme, avant de traiter le motif de la guerre sur un mode métaphorique.

Ce film a été réalisé à l’aide des peintures, dessins et sculptures que Picasso exécuta de 1902 à 1949. Le tableau intitulé Guernica, peint durant la guerre civile espagnole, a fourni l’argument de ce documentaire.” Ouvrant le film, ces mots ne se réduisent pas à proposer une contextualisation objectivante du contenu à suivre, mais livrent d’emblée au spectateur la source originelle de la dynamique filmique. Refusant la place de l’historien omniscient, Alain Resnais préfère adopter le point de vue du poète, à la fois humble et ambitieux – en puisant dans l’œuvre picturale déjà existante d’un autre artiste, en l’occurrence celle de Pablo Picasso. La méthode de Resnais est simple : multiplier les sources, moins en tant que documents fixant un contenu aux faits relatés que de matières plastiques à transformer pour produire un contre-récit, un hors-Histoire, secouant les normes d’appréhension du passé.

Guernica part de la puissance d’évocation de la toile éponyme et canonique de Picasso (réalisée pour l’Exposition universelle de Paris de 1937), qui est une matrice impulsant la formation d’un langage audiovisuel inédit. Cela passe d’abord par la puissance de manipulation concernant la durée des images fixes et les différents effets qui leur sont associés : effet d’apparition (dédoublement provisoire de l’image par superposition), effet d’entrechocs (mise en correspondance instantanée entre deux motifs, par exemple l’œil et la lampe), et effet de focalisation (zoom rapide sur un détail). La construction sonore et musicale vient renforcer la manipulation assumée. Resnais réemploie l’imaginaire pluriel du peintre espagnol pour mieux le déplacer, et faire émaner de lui une position éthique. Difficile à cet égard de ne pas songer au déplacement de type onirique opéré à partir du même artiste par Henri-Georges Clouzot dans Le mystère Picasso (1955).

À travers les trois poches thématico-plastiques qui le composent, Guernica déconstruit le fait historique, celui de la destruction de la ville basque, le 26 avril 1937. Il l’analyse depuis le bas (les visages et les symboles, tels l’arbre et le cheval), et surtout de biais (via Picasso), pour faire ressentir un peu de la violence vécue – tirant parti du mélange de proximité et de distance qu’implique toute expérience filmique. Resnais rejoue l’affront subi par les populations, mais de manière poétique (truchement du discursif, du visuel et du sonore), révélant ainsi la contingence de la vie humaine contre les horreurs implacables du fascisme. Le commentaire poétique en voix-off, écrit par le poète Paul Éluard et lu par la tragédienne Maria Casarès, place le spectateur à l’intérieur de l’esprit des victimes. Cette progressive identification humanisante promeut la voix de ceux et celles qui ne sont justement plus là pour parler. Des voix d’outre-tombe. D’outre-horreur. D’outre-catastrophe.

Serait-il bon de rappeler qu’Éluard et Picasso participent au Congrès pour la paix, organisé à Wrocław, en Pologne, en 1948 ? L’anthropologie humaniste d’Alain Resnais aboutit elle-même à un plaidoyer pacifiste, réfléchi et désabusé, et malheureusement visionnaire, contre les violences gratuites dont souffrent les sociétés civiles, quelques années seulement après la Seconde Guerre mondiale et juste avant les conflits rattachés à la décolonisation (en Indochine, en Algérie, au Vietnam, etc.). Si le cinéaste renonce définitivement au genre du portrait d’artiste, Guernica signe surtout l’entrée d’Alain Resnais dans l’arène du cinéma politique, le cinéaste décidant d’aborder des sujets plus sensibles sous la forme du film-essai, dénonçant la destruction gratuite dans l’Histoire. Guernica (1950) constitue ainsi le premier titre d’une trilogie des spectres, qui devait se poursuivre avec Les statues meurent aussi (co-signé avec Chris Marker, 1953) et se clôturer avec Nuit et brouillard (1956).

Mathieu Lericq

France, 1950, 13 minutes.
­Réalisation : Alain Resnais et Robert Hessens. Image : Henri Ferrand. Son : Pierre-Louis Calvet. Musique originale : Guy Bernard. Narration : Maria Casarès et Jacques Pruvost. Production : Panthéon Production.