News 06/07/2018

Maurice Lemaître (1926-2018)

Maurice Lemaître, cinéaste, artiste pluridisciplinaire et lettriste, s’est éteint à l’âge de 92 ans.

Militant anarchiste au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Maurice Lemaître, décédé le 2 juillet 2018, sera un des premiers intellectuels d’origine juive à défendre Céline. Sa rencontre, en 1949, avec Isidore Isou inventeur du lettrisme en 1945 –  mouvement polydisciplinaire qui repense l’art et la culture à l’aune du fragment, au détriment de totalités signifiantes forgées durant des siècles – change toute sa vision du monde. Maurice Lemaître ne sera pas un disciple d’Isou comme on le pense, mais un véritable compagnon de route.

Dès 1951, il bouleverse le cinéma traditionnel et le cinéma expérimental avec son long métrage Le film est déjà commencé ? Lemaître donnait à voir aux spectateurs, pour la première fois, le film en train de se faire, ses divers aléas ; les réactions présumés des spectateurs, de l’ouvreuse, du directeur, de l’auteur, tout participait à la création. Le projet de l’artiste était très ambitieux, il voulait faire intervenir l’auditoire directement dans la salle. Le manque d’espace, de préparation psychologique du directeur de salle, du public, n’ont pas permis cela. Alors, Lemaître l’a consigné dans la bande son. Ce cinéma virtuel, aux potentialités multiples (le “syncinéma”), en perpétuelle réinvention, en phase d’achèvement toujours différée, anticipe sur le cinéma élargi à venir ; l’utilisation du texte, de la voix off pour charpenter le film, tout en réfléchissant sur son actualisation, annonce la démarche d’un Marker, tandis que les réflexions sur le cinéma anticipent sur les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard terminés bien plus tard. Le cinéma expérimental est aussi bousculé : jusque-là, il se déclinait surtout sous forme  de courts métrages, quasiment sans paroles où la fonction machinique du montage était prépondérante.


Light Cone restaure ce film avec l’aide du CNC qui sortira en DVD chez Re : Voir en 2019.

Lemaître pratique les arts plastiques, la poésie. Si l’on regarde ses œuvres, elles sont en tout point en phase avec les principaux courants avant-gardistes des années 1950, d’où l’incompréhension de son rejet1. Le fait qu'Isou et Lemaître aient prétendu n’avoir aucun rapport avec le dadaïsme, à une époque où celui-ci devenait incontournable pour les historiens d’art, peut expliquer la mise à l’écart des lettristes.

Lemaître renoue avec le 7e art en 1962 avec Un soir au cinéma, variation existentielle reprenant la discrépance image-son et la ciselure dans une optique proche de son premier film. Contrairement à Isidore Isou, il tente de sortir du cercle très fermé du lettrisme. En 1967, il fonde le café cinéma le Colbert et projette un grand nombre de films underground sans rapport avec le lettrisme. En même temps, qu’il commence avec Chantal D, star (1968), une abondante carrière de cinéaste expérimental qui se poursuit jusqu’aux années 2000.

Ami d’Henri Langlois, il bénéficie dans les années 1960 de séances à la Cinémathèque française. Élargissant sa conception de syncinéma (par le film supertemporel où les spectateurs sont invités à participer à la création de l’œuvre), il met à contribution la salle en distribuant des boîtes de films, soit vides ou contenant de la pellicule vierge. Ces séances très encadrées ne donnent pas le résultat escompté.

Dans les années 2000, il s’ouvre et participe à divers événements liés au cinéma expérimental en général. Il permet, ainsi, aux acteurs, spectateurs et autres de créer eux-mêmes leurs espaces, leur univers. L’exemple le plus marquant demeure Nos stars (2002) qui fait la clôture du 4e Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris. Lemaître demande aux pratiquantes du nouveau cinéma expérimental de l’aider : “Cette œuvre ouverte est une invitation à celles qui passent (comme des météores ?) dans l’univers actuel du cinéma novateur, à participer par leurs traits et surtout par leurs fantasmes personnels devenus sons, à un film-séance2.” Le vétéran est absent de Paris, et c’est le cinéaste Hugo Verlinde et les membres de l’Etna qui finalisent le film. Lemaître est ébahi par le résultat lors de la projection.

Photo de Maurice Lemaître extraite du Portait vidéo que lui a consacré Pip Chodorov (2004, 13 min.)

Actif jusqu’à son dernier souffle, Lemaître publie Fin de tournage, un livre d’artiste en 2017 chez Paris expérimental (image d'ouverture).

Raphaël Bassan

  1. Le Centre Pompidou consacre, en 2019 une exposition à l’œuvre plastique d’Isidore Isou. À quand Lemaître ?
  2. Les curieux pourront se reporter au dossier que Bref a consacré à Maurice Lemaître dans son numéro 54 (automne 2002). Ce projet est décrit en détail page 36.

Remerciements à Pip Chodorov.