News 27/08/2019

Entretien : Céline Gailleurd et Olivier Bohler, réalisateurs de “Dramonasc”

Nous avions rencontré Céline Gailleurd et Olivier Bohler au lendemain du Festival d’Aubagne 2018, alors que leur film “Dramonasc” y avait reçu le Prix du public. À l’heure où celui-ci arrive sur Brefcinema, nous publions enfin cet entretien, en supplément éclairant et précieux.

Comment est né Dramonasc ?

Céline Gailleurd : L'idée nous en est venue lorsque nous marchions, Olivier et moi, dans la région où nous avons tourné Dramonasc, dans les Alpes du sud, près du lac de Serre-Ponçon. Nous nous sommes rendus compte que nous évoluions dans un vrai décor cinématographique et qu'il fallait faire un film ! Cet environnement m'a marquée durant mon enfance : j'ai passé toutes mes vacances chez ma grand-mère qui habitait les environs. Contrairement à la ville, j'avais le sentiment d'avoir une liberté totale, d'être immergée dans des paysages sublimes, mais qui peuvent aussi être angoissants.
Dramonasc a donc une part autobiographique et nous avons pris comme décors ces lieux intimes que nous avons fréquentés durant notre jeunesse. L'envie de faire ce film vient aussi des histoires que me racontait ma grand-mère. À son époque, au village de Dramonasc, la consanguinité était un fléau dans les montagnes et il fallait s'en prémunir. On voulait placer cette thématique, proche de la tragédie, dans le contemporain.

Pourquoi avoir travaillé des figures de demi-frère et de demi-sœur ?

Olivier Bohler : Nous nous sommes aperçus que plusieurs histoires d'amour entre demi-frères et demi-sœurs existaient. Et les familles éclatées appartiennent à notre modernité : les parents refont leur vie ailleurs, leurs enfants peuvent se recroiser. Nous aimions aussi cette dimension mythologique de l'enfant qui revient au pays, à l'instar d'Oreste. Dans L'Orestie d'Eschyle, les liens entre frère et sœur peuvent être passionnels. Ce croisement entre des histoires très anciennes et à la fois très proches nous intéressait.

CG : Dans Dramonasc, Lise veut racheter en quelque sorte l'amour que son demi-frère n'a pas eu. Elle aimerait combler ce manque, malgré ses désirs. Simon est un double de Lise. Ayant grandi à la ville, il représente l'ailleurs. Paradoxalement, Lise a été élevée dans la vallée et se sent à l'étroit dans ce vase-clos à ciel ouvert, où l'on côtoie les mêmes personnes. Les non-dits familiaux qui émanent de cette famille ressurgissent. Le fait qu'ils aient le même père apporte une dimension monstrueuse, une malédiction semble peser sur eux.

 

 

 

 

 

 

 

 

On a le sentiment que la dimension tragique vient de la nature...

CG : Les montagnes, dans lesquelles on tournait, sont comme des paysages immémoriaux. On peut avoir avoir la sensation d'étouffer lorsqu'on les contemple. Difficiles à franchir, ces lieux contiennent aussi une forme de violence : la chasse est inhérente à la nature.


OB : Ces paysages, qui nous rappellent la Grèce, sont devenus des ressorts narratifs. Ils évoluent avec les sentiments des personnages et transposent ce qu'ils vivent. On ne voulait pas des plans dits “carte postale” ou des plans qui rappelleraient la publicité. La grandeur de montagne imposait le format Cinémascope. Comme dans les westerns, le paysage entraîne la mort des personnages.

 

 

 

 

 

 

 

 

À l'origine, vous aviez pensé intituler votre film Dramonasc (treize fragments). Qu'est-ce qui a changé depuis le scénario ?

OB : Le scénario était composé de treize moments de vies, séparés par des noirs et des flashbacks. On voulait que le spectateur sente que ce qui se joue entre Simon et Lise passe aussi par ces moments de creux. Mais ce qui marche sur le papier ne marche pas forcément lors du montage. Surtout dans le court métrage !

CG : Nous avons décidé, avec notre monteur Damien Maestraggi, d'abandonner cette structure, car on ne s'attachait pas suffisamment aux personnages. Cette narration, plus maniérée, occultait leur immédiateté. On a gardé cette idée de fragments avec le changement de costumes des personnages et les nombreuses ellipses. Les noirs que nous voulions sont devenus les paysages. Ils rajoutaient une complexité là où il n'y en avait pas besoin.

Pouvez-vous évoquer la musique de Dramonasc, qui a reçu le Prix du public au Festival international d'Aubagne, dédié à la musique de film...

CG : Dès l'étape du scénario, nous avons senti que la musique enrichirait le film. Nous avons eu un coup de foudre artistique lorsque nous avons rencontré Alvise Sinivia à la Villa Médicis, à Rome, où nous étions en résidence pour un projet documentaire sur les trente premières années du cinéma italien muet.  
Alvise œuvre sur un instrument acoustique qu'il a fabriqué à partir de deux cadres de pianos désossés qu'il a reliés par des fils de nylon. Il joue de la musique en se déplaçant dans ces fils, c'est une sorte de danse.

OB : On ne voulait pas d'une musique mélodique qui serait en empathie avec les personnages, ni d'une musique annonciatrice. On voulait qu'elle soit comme un souffle, une vibration en accord avec les paysages. Alors qu'il ne travaille pas pour le cinéma, Alvise a composé en regardant le film monté. Il agissait en même temps que les personnages. La musique intervient pour la première fois sur un paysage au milieu du film. Les sentiments entre Lise et Simon deviennent plus troubles. Le film devient de plus en plus obscur. Plus on quitte le soleil et plus la musique est présente d'une certaine façon.

CG : La seconde musique du film, celle de la séquence de danse, a été faite par Jocelyn Robert, le monteur son et mixeur du film. Lors du tournage, il nous avait proposé une rythmique de base sur laquelle les acteurs danseraient. Le morceau, avec sa boucle sous-jacente et son sample de musique tribale, semblent hanter les personnages. Nous avons donc monté le film sans musique, puis nous sommes repartis en montage image avec les morceaux. Il y a eu un ajustement nécessaire, le son transforme le film. On voulait que les deux musiques s'affrontent et s'opposent : une musique atemporelle et une musique plus contemporaine de la jeunesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

Quels ont été vos rapports avec les jeunes acteurs qui forment ce couple plutôt atypique ?

OB : Ce qui nous a séduit au premier abord chez Lise, c'est sa une présence atypique. Elle est entre le désir d'être un enfant et d'être une femme. Cette féminité ambivalente apporte une complexité au personnage. On voulait aussi casser la figure de la jeune fille sexy, présente dans les teen movies. Paradoxalement c'est Lise qui fait le premier pas avec Simon... La configuration classique aurait été l'inverse. Malgré son jeune âge, c'est elle qui déclenche leur amour. D'une certaine façon, la malédiction de Dramonasc, vient du fait que Lise, originaire de la vallée, séduit Simon et l'emporte avec elle, lui qui vient de la ville. Elle est une sorte de puissance de la nature. Le film se situe d'ailleurs plus de son point de vue, elle porte un regard amoureux sur Simon qui la fascine.

CG : Il était très important pour nous de travailler avec des jeunes de la région, qui connaissent les lieux. C'était une fixation, il fallait que l'on sente une adéquation des lieux avec les corps. La différence des corps des jeunes, au carrefour de l'adolescence, nous intéressait. Les acteurs sont de tailles très différentes, surtout filmés en Cinémascope ! Nous avons repéré Théo lors d'un casting sauvage. C'est un personnage plus policé, plus doux par rapport aux autres garçons de la bande. Lorsque nous avons regardé les images, j'ai fait un arrêt sur image. Il  regardait  vers le bas, le menton baissé, il ressemblait à Ettore dans Mama Roma de Pasolini !

Il semble que l'ombre de Pasolini plane sur le film, le saut de Simon peut faire penser au plongeon dans Accatone...

CG : La question des ruines se retrouve dans Mama Roma de Pasolini. Originaire de la campagne, Ettore part à Rome retrouver sa mère prostituée. Ils habitent dans un immeuble neuf, construit sur un terrain où il y a des vestiges romains, et avec sa bande, Ettore se promène dans ces ruines antiques et modernes. C'est l'inverse de Dramonasc : Simon revient à la campagne, se confronter à ces traces du passé. Les ruines sont aussi industrielles. Les jeunes font la fête dans des logements destinés aux ouvriers pendant la construction du barrage dans les années 1950. En quelque sorte, ce barrage a crée la mort du village. Le tourisme s'est développé, la vallée s'est enrichie et les habitants ont quitté la montagne.

OB : Évidemment, nous avons pensé au plongeon dans Accatone ! Il s'agit d'une première mise à mort, un sacrifice pour le héros. Accatone est une sorte de saint, déjà condamné. C'est aussi ce qui est en jeu avec Simon. C'est un rituel de passage, une acceptation de la mort. Lors de cette séquence et à la fin du film, il est entouré de sa bande. On retrouve le tragique sous le soleil chez Pasolini. Il n'y a pour nous rien d'euphorique dans le saut de Simon…

Propos recueillis par Vladimir Lozerand

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