Livres et revues 09/12/2017

Le film et son double

Film papier, film script, film boniment.. Erik Bullot invite à la découverte d’œuvres classiques ou modernes, issus de l’expérimental ou de la fiction, dont l’essentiel de la stratégie artistique repose sur des mots.

Michael Snow, Le camion, de Marguerite Duras, l’œuvre de Roland Sabatier, Le roman d’un tricheur de Sacha Guitry, Érik Bullot fait preuve d’un certain art du contrepied en réunissant sous un faisceau de questionnements connexes des œuvres qu’on n’aurait pas spontanément rapprochées. Le sous-titre de son ouvrage, « boniment, ventriloquie, performativité » donne une première indication. L’ambition de cet essai, polymorphe, n’est pas tant de circonscrire un champ que de porter le regard sur des expériences artistiques ou des modalités d’expositions propres à ébranler l’image quelque peu homogène à travers laquelle on perçoit l’essentiel des projections en salle. Bullot n’y fait le tour d’aucune question. À travers des exemples choisis, il nous invite à une rencontre avec quelques œuvres, parmi celles qui poussent le cinéma vers ces limites, où le film perd de sa stabilité et/ou se dédouble par le verbe.

L’auteur pourrait faire siennes certaines propositions de Noël Burch, quand celui-ci voyait, dans le cinéma des premiers temps, un creuset de formes filmiques et de pratiques spectatorielles très diverses, largement édulcorées par le cinéma majoritaire, mais dont on peut retrouver des traces dans certaines tentatives expérimentales. Par exemple, le caractère stable de la projection – une copie d’un film dans chaque salle identique, projetée à une vitesse immuable – ne s’est véritablement mis en place qu’avec le cinéma parlant. La place du bonimenteur, le rôle du projectionniste, véritable maître de la vitesse de la projection, les façons dont les directeurs de salle pouvaient intervenir sur les copies ont eu auparavant une importance plus ou moins déterminante. Et ont peut aujourd’hui, comme le fait Bullot rappeler qu’Andy Warhol (Chelsea Girls, 1966), Glauber Rocha (L’âge de la Terre, 1980) ou, plus récemment, Nicolas Rey (Autrement, la Molussie, 2012) ont confié au projectionniste le soin de de décider de l’ordre de passage des bobines. Cela suppose, il est vrai des bobines et un projectionniste. Les premières ont disparu et le deuxième, comme le souligne Bullot, en voie de disparition, « selon un principe d’automation progressive ».

De son côté, la pratique du film conférence comme performance peut être vue comme s’inscrivant dans la lointaine lignée du bonimenteur de jadis ; Bullot évoque ainsi le travail de Jean-Marc Chapoulie, celui d’Alexis Guillier, rappelle aussi une conférence de Hollis Frampton, tenue le 30 octobre 1968 au Hunter College de New York, tout en tentant de « dresser une taxinomie de ces différents formats qui oscillent entre la conférence savante, érudit et illustrée, le film imaginaire produit par le discours ou la performance proche du cinéma élargi ».

Même le pouvoir de la parole comme commentaire, double du film, peut être aussi rapproché du bonimenteur. Bullot évite à juste titre le trop vaste champ du documentaire et préfère revenir sur le savoureux Roman d’un tricheur, « film sans dialogues, entièrement raconté par son auteur qui bonimente la quasi-totalité des images de manière sarcastique et ironique voire distanciée ». Dans un autre registre, il se penche sur Une sale histoire (Jean Eustache, 1977) et son récit verbal dédoublé, qui « aurait pu être un film, rappelant la virtualité du Camion, nous laissant la possibilité d’imaginer la scène décrite ».

L’écrit offre une autre figure de dédoublement et une mine de réflexions possibles dans les rapports, que, du scénario au script en passant par d’autres modalités, il entretient avec le film. Bullot s’attarde particulièrement sur Poetic Justice (1972), dans lequel « Hollis Frampton filme littéralement les pages d’un scénario posé en pile. (…) Le spectateur lit les pages du scénario comme autant d’invitations à un film imaginaire. » Frampton publiera en 1973 un livre d’artiste à tirage limité dans lequel sont reproduits l’ensemble des plans du film.

Parmi toutes les pistes suggestives que Bullot suggère, les films et les auteurs qu’il aborde sous cet angle singulier, rien que l’attention portée au créateur lettriste Roland Sabatier rend cet ouvrage précieux. Importance du mot comme substitut imaginaire au film, œuvres au conditionnel, performances… Sabatier synthétise, avec humour et constance, quasiment tout ce dont parle Le film et son double. Les exemples donnés par Bullot sont éloquents et trop nombreux pour être repris ici. À juste titre, il place l’œuvre de cet artiste sous le signe de la discrétion, en rapprochant les propositions de celui-ci des qualités que Roland Barthes a pointé comme autant de manières de suspendre le sens : délicatesse, retenue, paradoxe, fatigue, silence, retraite, rite, congé, oscillation, abstinence.

Non sans humour, ce baguenaudage dans ces jeux de dédoublements du film confirme, s’il en était besoin, combien ce qu’on appelle « cinéma », loin de se résumer à l’affirmation d’une identité immuable et pérenne, se révèle riche de la multiplicité de ses modes d’expositions.

Jacques Kermabon

Érik Bullot, Le film et son double, MAMCO, 2017, 22 euros. Disponible aux Presses du réel.