Festivals 23/05/2017

Lucrèce Andreae, vers la Palme d’or du court métrage ?

Le dernier samedi du Festival de Cannes est celui de la projection officielle des courts métrages en compétition (ce sera à 11h, en salle Debussy) et le film français sélectionné est cette année animé. "Pépé le morse", produit par Caïmans Productions et réalisé par une jeune réalisatrice pas encore trentenaire, Lucrèce Andreae, ancienne étudiante de la Poudrière. Cette dernière a répondu à quelques-unes de nos questions

Comment avez-vous accueilli la nouvelle de la sélection de Pépé le morse en compétition officielle des courts métrages du 70e Festival de Cannes ?

Comme tout le monde, j’imagine ! J’ai été prise d’une énorme bouffée d’euphorie et j’ai eu des crampes aux joues à force d’essayer de contenir mon sourire toute la journée. Mon plus grand espoir de sélection était le festival d’animation d’Annecy et je n’osais même pas effleurer l’idée d’aller à Cannes, vu le peu de place réservée aux films d’animation dans les festivals de cinéma “généralistes”. C’est donc un grand honneur de voir mon film et mon nom face à des courts métrages de fiction venus du monde entier, c’est comme si on le tamponnait officiellement de la mention “cinéma”…

Quel avait été votre itinéraire jusqu’à cette sélection ?

En bref, j’avais intégré pour un an, au sortir d’un bac en Arts appliqués à Bordeaux, le DMA illustration de l’école Estienne, à Paris, puis je suis entrée à l’école des Gobelins où j’ai abordé différents domaines de l’animation d’un point de vue strictement technique. En équipe de six personnes, nous avons fait un film de fin d’études qui a été primé au festival d’Annecy. Enfin, j’ai intégré l’école de la Poudrière, à Valence, qui a la particularité de former des réalisateurs de films d’animation, et pas seulement des techniciens. J’y ai abordé plus en profondeur l’écriture et la réflexion. En sortant de l’école, je suis restée à Valence, parce que c’est un nid de studios et de réalisateurs, qui a l’avantage d’être au cœur de la belle nature drôme-ardéchoise !

Votre film aborde un sujet plutôt grave, le deuil au sein d’une famille. Comment avez-vous souhaité travailler ce motif, dans l’écriture comme d’un point de vue graphique ?

Le deuil était en effet un sujet très délicat à traiter, sachant que je n’avais aucune envie d’un ton dramatique et plombant. Il n’a pas toujours été facile de convaincre qu’une certaine légèreté pouvait être trouvée. Le sujet de la famille me poussait, de plus, à faire un film aux protagonistes multiples, ce qui ne facilitait pas la tâche. J’ai eu l’impression d’être sur une corde tendue entre mélodrame “gnangnan” et comédie loufoque. Un pas de travers et je pouvais à tout moment tomber d’un côté ou de l’autre, alors que je ne voulais ni l’un ni l’autre, mais un entre-deux plus subtil… Je voulais aussi sortir des clichés des films d’animation pour enfants où les personnages sont très stéréotypés et lisses, polis ; je voulais une mère qui débloque, une fratrie un peu violente, un langage parlé réaliste et inscrit dans l’époque – quitte à être vulgaire –, de l’angoisse, de la vraie peine… Et aussi de la tendresse.

Pour le côté graphique, c’est venu plus naturellement, car le dessin et la couleur sont des outils que je manie plus instinctivement que l’écriture. Je me suis beaucoup inspirée de ma famille pour dessiner les personnages, pour leur trouver le petit quelque chose qui les rendrait crédibles et vivants. La plage en automne, le plafond de nuages, le vent : tout cela a été puisé dans mes souvenirs d’enfance et m’a permis d’isoler ces êtres de leur quotidien, de leur permettre soudain de faire face à leur intériorité.

Aviez-vous des références particulières en tête pour ce film ?

Beaucoup de références se sont entremêlées dans l’écriture de ce film. Je citerai le cinéma japonais, autant d’animation que de fiction, qui m’inspira l’étrange cohabitation des vivants et des fantômes, ainsi que le traitement particulier de la confusion émotionnelle des enfants face aux histoires compliquées des adultes. Je peux citer en vrac The Taste of Tea d’Ishii Katsuhito, Cria Cuervos de Carlos Saura, Le voyage de Chihiro d'Hayao Miyazaki, Tokyo Godfather de Satoshi Kon, Lettre à Momo d'Hiroyuki Okiura, mais aussi Fellini pour sa crudité, le néo-réalisme italien pour sa tendresse, etc.

Mais ma première inspiration vient du photographe Shoji Ueda, ses hommes solitaires entre ciel et sable à perte de vue, ses saynètes absurdes, drôles ou mystérieuses, ses superbes cadrages noir et blanc. Le dépouillement des décors, souvent détachés de tout ancrage géographique ou temporel, laisse une place démesurée à l’Homme qui semble toujours en tête à tête avec lui-même. L’aspect comique doux-amer de ces images est aussi une direction que j’ai tenté de prendre, ainsi que celle du mystère jamais complètement dévoilé.

En quoi ont consisté les différentes aides que vous avez obtenues, notamment de la part de trois collectivités territoriales ?

J’ai reçu le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes au stade de l’écriture, puis de la production. La Région Centre m’a permis de faire une phase de fabrication en résidence de six mois à Ciclic Animation, à Vendôme, et la Mairie de Paris m’a décerné une aide à la production. Enfin, Arte a soutenu le film, ainsi que le CNC, tant en phase d’écriture que de production.

Combien de temps a été nécessaire pour faire aboutir ce projet et que retenez-vous principalement de l’expérience ?

Quatre ans se sont écoulés depuis la toute première idée écrite : un an et demi de recherche de financements, deux et demi de fabrication, un travail très long et laborieux, comme l’est toujours l’animation. Un travail ingrat, aussi, car les étapes palpitantes d’écriture et de construction du film sont relativement courtes par rapport à d’autres, très répétitives, interminables. Un travail de patience, donc, mais aussi de relations humaines très enrichissantes, car c’était mon premier exercice de direction d’équipes. Un film d’animation est vraiment un assemblage de myriades de talents différents, un gros travail collectif, ce qui peut être très excitant, car le projet nous glisse toujours un peu des doigts, mais aussi épuisant pour une dessinatrice solitaire comme moi !

Avez-vous déjà un nouveau projet en chantier, à lancer après Cannes et, peut-être, une Palme d’or du court métrage ?

J’avoue qu’après ce long travail, j’ai envie de me remettre à une technique plus instinctive et immédiate : l’illustration, la BD, quelque chose que l’on peut faire seul et sans attendre des années que des financements soient débloqués. J’ai besoin d’improvisation, d’écriture spontanée, de peinture fraîche, de solitude ! Mais je reviendrai très certainement au cinéma, dès que je serai remise sur pied !

Propos recueillis par Christophe Chauville