Festivals 24/10/2017

Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa

Les premières Rencontres cinématographiques de Béjaïa s’étaient tenues du 26 au 30 juin 2003. Participants français et algériens y ont réfléchi pendant cinq jours sur la situation du cinéma en Algérie. Michèle Driguez, régisseur et responsable de la programmation courts métrages du Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, invitée dans la ville bougiotte, nous avait alors livré ses impressions. Elle voyait ces rencontres comme prometteuses. L’avenir lui a donné raison. Les Rencontres de Béjaïa ont fêté leur quinzième édition en septembre dernier. Flash back.

À l’origine de ces premières Rencontres cinématographiques de Béjaïa, il y a – et on ne s’en étonnera pas... – des rencontres. C’est le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand qui les a rendues possibles en ouvrant, du 31 janvier au 8 février, le ban cinématographique de l’année de l’Algérie en France, Djazaïr 2003. Grâce aux efforts de Nadira Ardjoun, était présentée une programmation dense et consistante avec de nombreux invités, réalisateurs, responsables de structures institutionnelles ou pas, débats et tables rondes. Se sont donc rencontrés là, et ont beaucoup discuté et “activé” comme on dit “là-bas”, tous ceux que le cinéma et l’Algérie concernent de près, autour d'un pivot fédérateur et militant, Morad Kertobi, responsable du court métrage à l’Action culturelle du CNC.

Après, les choses sont allées très vite, les désirs, les demandes et les urgences coïncidant au bon moment de chaque côté de la Méditerranée, avec deux associations-relais : Project’heurts et Abdenour Hochiche à Béjaïa, de Kaïna Cinéma et Habiba Djahnine à Paris. Leur projet : arriver à monter pour l’été un festival de cinéma à Béjaïa qui couplerait une programmation cinéma avec animation et débats, à un volet formation – organisation d’un festival – pour tous les jeunes motivés et intéressés. Un véritable exploit vu la situation locale et nationale... réalisé en trois mois et trois mots-clés : volontarisme, débrouillardise, et bénévolat, plus l’appui solide du CNC et du Service de coopération et d’action culturelle [SCAC] de l’ambassade de France en Algérie, en la personne engagée et passionnée de Nicole Lefour, chargée de mission audiovisuel. Quand, suite à nos discussions de Clermont, Morad m’a proposé de faire partie de l’équipe des “intervenants”, j’ai tout de suite accepté.

Je suis née à Alger, en suis partie en 1962 avec l’indépendance ; j’avais neuf ans, pied-noire

de base. Mais je suis restée toujours proche du pays, d’abord grâce à mes parents qui m’ont transmis l'amour qu’ils lui ont gardé ; puis adolescente, par mes recherches et lectures personnelles, pour essayer de comprendre ce que j’avais vu et vécu avec mes yeux d’enfant. Un goût grandissant pour l’histoire et la culture du pays, musique, littérature et cinéma bien sûr grâce au festival de Montpellier où j’ai découvert le cinéma algérien et ceux qui le faisaient quand il existait encore. Une année phare dans ma mémoire, 1985. Nous rendions hommage à Merzak Allouache, Brahim Tsaki et Mohamed Zinet, je voyais pour la première fois Omar Gatlato (1977) et Tahia ya didou ! (1971) qui sont restés mes films préférés, et je rencontrais Himoud Brahimi, dit “Momo”, le poète de la Casbah, comédien et auteur du poème à l'origine du film de Zinet... Impossible d’oublier un type comme ça... Et puis, indispensables pour faire le lien, les amis algériens toutes générations et activités confondues, d’ici et de là-bas, circulant d'une rive à l’autre, qui ont enrichi et maintenu le contact vivant. En 1990, j’étais prête à retourner en Algérie, mais c’est l’Algérie qui ne l’était plus... Après plusieurs tentatives avortées, Béjaïa était l'occasion rêvée à ne pas manquer, loin du retour-pèlerinage nostalgique et de ses possibles embourbements : du concret, des rencontres avec les gens et des échanges d’expériences autour du cinéma.

Nous avons tous été accueillis avec une gentillesse extrême, une générosité, une chaleur et une bonne humeur inconcevables “ici”·, même au “sud”. Dire que j’étais née à Alger m’a gratifiée d’un rab d’affection garanti et j’ai essayé de ne pas trop en abuser... L’état du cinéma algérien ? Il est catastrophique, sinistré. Plutôt que de l’évoquer vite fait, mal fait dans un espace aussi restreint, je préfère renvoyer au dossier que les Cahiers du cinéma lui ont consacré en février-mars 2003 dans un hors série très complet : “Où va le cinéma algérien ?” Mais pour résumer, une phrase lapidaire de Boudjemaa Karèche, directeur de la Cinémathèque d’Alger : “On peut prendre deux années repères : 1975, Palme d’or pour Lakhdar Hamina1, et surtout 45 millions d’entrées en Algérie pour une population d’environ 30 millions. 2000 : zéro production, zéro salle, zéro distributeur, zéro billet vendu2.

Le constat est accablant, profondément attristant. Entre ces deux dates, il s’en est tellement passé en Algérie... Quelques (trop) rapides repères pour mémoire : 1988, fin du parti unique et celle du “tout-État”. Avec le passage brutal à l’économie de marché, on assiste à l’effondrement progressif – la liquidation programmée ? – du cinéma algérien.

La culture en suspens

Pendant que monte l’intégrisme, et qu’après les élections législatives de décembre 1991, se déchaînent les années noires, plus de dix ans de massacres et de guerre civile, le cinéma et la culture mis hors la loi. Entre 1997 et 1999, les entreprises d'État, CAIC, ENPA, ANAF3, sont dissoutes une par une, le pays continue à s’enfoncer dans la crise économique et sociale, avant que n’explose la révolte en Kabylie. 424 salles en 1962, une quarantaine aujourd’hui, dont, entre autres, le réseau des dix-sept salles des cinémathèques tombé à douze, certaines se maintenant vaille que vaille, mais dans quelles conditions et au prix de quels efforts... Alger, Annaba, Béjaïa, Blida, Oran, d’autres fermées, ou “en voie de restauration” : Bechar, Constantine, Saïda.

Mais revenons à Béjaïa et à ces Rencontres qui traduisent mieux que tous les chiffres la situation actuelle. La ville d’abord, à 220 km à l’est d’Alger, au bord de la mer. On quitte l’aéroport sous un soleil de plomb, et l’on passe devant les banderoles qui commémorent la mort de Matoub Lounès, chanteur et militant kabyle natif de Tizi Ouzou, tout près d’ici, assassiné un 25 juin, cinq ans déjà... Puis on monte sur les hauteurs de la vieille ville jusqu’à la place centrale, la Place Guédon, notre point de ralliement. Avalés par rappel de l’air et du vide au-dessus de la balustrade : le port en contrebas, la baie qui s’ouvre très large mais comme lovée sur elle-même, encadrée très près par les montagnes de Kabylie, vert sur bleu. Après seulement, le plaisir du café à l’ombre des arcades et des figuiers, le cercle des tables qui s'élargit de jour en jour, le kiosque, les familles, les enfants, la vie à Béjaïa. Et juste en face, la Cinémathèque où nous nous engouffrons par l’escalier. Un groupe de jeunes bénévoles nous accueille, souriants et affables, grands bonjours et nos badges. Au bout de quelques marches, un beau comptoir de bar en bois massif, fermé (dommage), puis un immense balcon ouvert sur la mer, le même éblouissement que plus haut, et face à la lumière, l’entrée de la salle obscure.

Elle a de bien beaux restes cette salle, 700 places au moins, avec une jolie mezzanine, mais comme elle a souffert... Sièges de cuir vert esquintés, accoudoirs dépecés, climatisation hors service, plus de femme de ménage, plus d’eau pour les toilettes... Les associatifs se sont retroussés les manches pour nettoyer le plus gros avant notre arrivée, mais ça sent l’abandon à plein nez...

C'est ici que tous les jours à 17 heures 30 ont eu lieu les vidéo-projections (pas de copies film, pas de projecteur 35 mm, pas d'opérateur...) dans des conditions-limite pour les films et les spectateurs qui sont pourtant venus en nombre au rendez-vous : une bonne centaine de personnes à chaque séance (entrée libre et gratuite) en présence des réalisateurs, suivie de longs débats enflammés, passionnés, avec un besoin irrépressible, une urgence à dire, échanger, communiquer autour des films. La programmation reliait intelligemment les deux rives de la Méditerranée en faisant se répondre les films de jeunes réalisateurs algériens, entre autres Échos du stade d'Abdelkader Ensaad (24 mn, 1998), ou le très beau Frantz Fanon, mémoire d'asile, d'Abdenour Zahzah sur l'hôpital psychiatrique de Blida (52 mn, 2002), et ceux réalisés par des cinéastes vivant en France : On n’est pas des steaks hachés, d’Alima Arouali (la grève chez McDo menée par de jeunes beurs) ou Les sœurs Hamlet, d'Abdelkrim Bahloul qui fit salle comble le dernier jour. Retrouver, dans la fournaise de l'été, le chemin perdu de la Cinémathèque pour un ciné­hammam sans clim’, sans pop-corn, sans dolby stéréo ni Harry Potter, voilà qui en dit long sur la soif d'images, de contacts et d'ouverture des Bougiottes... Même très chaude atmosphère le matin, où, indépendamment des "excès" de la veille, nous nous retrouvions en séminaire de 10 à 13 heures.

Du côté français, malgré la diversité de nos manifestations respectives et l'intérêt d'avoir parmi nous deux exploitants de salle, un point commun à tous, nos tout petits débuts associatifs de bénévoles-cinéphiles-militants. Bénéfique pour nous aussi de se rafraîchir la mémoire, se souvenir d'où l'on vient, ça fait du bien... Côté algérien, une soixantaine de participants, membres de différentes associations et structures de Béjaïa et d'ailleurs, et une succession de témoignages, avec le même besoin urgent de se dire, raconter leurs expériences, toutes leurs difficultés et comme une litanie, le manque : de nouveaux films algériens, de copies, de matériel, d'argent, de soutien, de méthode, de formation... le manque de tout.

Entraide et bénévolat

Le discours tourne en rond parfois (mais il y a tellement de quoi), s'enferme dans la plainte, la récrimination contre l'État, toujours lui, qui les a lâchés de si sale façon, sans parler des inondations, des tremblements de terre, de la peste bubonique même (les plaies d'Égypte…, mais en Algérie), qui donnent de nouveaux arguments aux intégristes – la punition divine, bandes de mécréants ! –, on en rirait si ce n'était pas vrai...

D'autres semblent avoir passé ce cap si difficile, faire ses deuils encore une fois... Mais c'est la même envie vitale de relancer la machine qui les anime, quitte à repartir de (presque) rien, comme d'habitude, avec à chaque fois ce sentiment d'avoir à tout recommencer, avec les moyens du bord, mais avec une énergie incroyable, débordante, chez les jeunes surtout, moins usés par cet éternel retour, les filles souvent... Plus rien à perdre, tout à gagner, la vie enfin. Une attente, une demande, des questions tous azimuts auxquelles nous essayons de répondre du mieux possible avec nos expériences respectives, une sacrée responsabilité dans un temps si bref, quatre jours c’est court...

Qu'en est-il donc sorti de ces brèves Rencontres ? Tout d'abord, je l'ai dit, des rencontres, en quantité et qualité, beaucoup d'intensités et de nouvelles amitiés qui vont durer, c’est sûr... La confirmation évidente qu'il faut que ça circule beaucoup plus entre les deux bords et dans les deux sens, pendant et après l'Année de l'Algérie (échanges de stagiaires à travers "Carrefour des festivals", etc.). À l'intérieur aussi, car tes Algériens se sont rencontrés, découverts à Béjaïa. La plupart d'entre eux ne se connaissaient pas, développant chacun dans son coin d'immenses énergies. Regrouper les efforts, partager tes bons tuyaux, fédérer les demandes de sous et autres auprès des “wilayas”, des sponsors, des ministères, des ambassades, etc., travailler ensemble, essayer en tout cas.

Un listing d'adresses e-mail a été constitué, les premières bases d'un réseau et d'un répertoire des associations. Ensuite, et c'est très important, l'indiscutable succès public des Rencontres, une grande satisfaction pour les organisateurs et un précédent plus qu'encourageant sur lequel s'appuyer pour pérenniser – mot magique – leur travail : on a pu le faire et on le refera.

Quant aux projets en cours et à venir, un principe de base s'est imposé : associer systématiquement l'activité de programmation, animations et débats, à une démarche de formation. Voici déjà les propositions concrètes pour Béjaïa : l'organisation des deuxièmes Rencontres l'année prochaine, la création d'un ciné-club avec une carte blanche une fois par mois à une personnalité du monde artistique, le développement d'un atelier d'éducation à l'image au lycée de la ville, et la rénovation de la Cinémathèque.

À très bientôt donc, ici et là-bas, avec un seul souhait : “Tahia El Djazaïr4 !”

Michèle Driguez

Bref n° 58, automne 2003.

1. À Cannes, pour Chronique des années de braise, Lakhdar Haminaa, par ailleurs, été directeur de l’ON­CIC (Office national pour le Commerce et l’Industrie du cinéma, créé en 1967) de 1981 à 1984, année de sa dissolution.

2. Depuis deux ans, quelques signes de reprise qu’il faut signaler. La sortie fin 2002 de Rachida, le film de Yamina Bachir-Chouikh, et une dizaine de films terminés ou en voie de finition, dont entre autres : Viva Laldjérie, de Nadir Moknèche, Mehdi d'Alger, de Saïd Ould-Khelifa, Le soleil assassiné, d’Abdelkrim Bahloul, La voisine, de Ghaouti Benddedouche, Dix millions de centimes, de Bachir Derrais, Un rêve algérien, de Jean-Pierre Lledo, Les suspects, de Kamel Dehane.

3. Dans l’ordre : Centre algérien pour l’Art et l’Industrie cinématographiques, Entreprise nationale de production audiovisuelle, Agence nationale des actualités filmées.

4. Salut à l'Algérie !