La différence et l’expérimentation, plus précieuses que jamais
Le 22e Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris s’ouvre ce mercredi 7 octobre et se poursuivra jusqu’au dimanche 18. C’est son coordinateur lui-même, Théo Deliyannis, qui nous le présente, de façon détaillée et très conséquente.
Présenter un festival avant qu'il ait eu lieu est toujours un exercice compliqué, d’autant plus quand l’on est soi-même l’un des artisans du festival en question. Je propose donc un texte “de l’intérieur”, en décrivant par moments l’organisation du travail que demande l’élaboration d’un tel festival, mais aussi en explicitant quelques choix artistiques de nos programmations dont une petite “mise en texte” ne fait jamais de mal. Cela permettra aussi, d’une certaine manière, de documenter une certaine forme que peut prendre un festival, qu’habituellement on discute peu. Les films passeront donc à la trappe, mais uniquement au sein de ce texte, pas durant le festival !
Pour celles et ceux qui n’ont suivi aucune de nos 21 précédentes éditions, je présenterai brièvement le festival : il est organisé par l’association Collectif Jeune Cinéma qui, depuis 1971, se charge de diffuser et de distribuer du cinéma expérimental en France et à l’international. Depuis quelques années, le festival est constitué de deux socles principaux : une sélection internationale de films récents, et une programmation thématique qui mélange des films de toutes époques et de toutes zones géographiques. Tout le programme de cette 22e édition est accessible sur son site internet.
Distracted Blueberry, © Barry Doupé
La sélection internationale
Cette année plus que d’autres, la sélection a été grande en responsabilité, tant les films ont pu (et vont) souffrir du confinement et des multiples annulations de festivals. Tout le monde ne le sait pas forcément, mais un film qui ne sort pas en salles n'a généralement qu'une durée de deux ans maximums en festival. Il était donc important pour nous de veiller à montrer un peu plus de films que d’habitude, sans attacher aucune importance à des problématiques de “Première mondiale” qui concernent encore malheureusement d’autres festivals trop ancrés dans une économie qui ne tiendra de toutes façons pas la route après la crise sanitaire et avec le développement des diffusions numériques. On aurait pu alors, en réaction, sélectionner des films moins récents, mais d’un point de vue logistique cela nous est impossible : nous recevons déjà tellement de films de ces deux dernières années qu’il nous aurait été impossible de traiter toutes les inscriptions.
La sélection s'est faite sur quatre mois, dont deux passés en confinement. Les personnes composant le comité de sélection font toutes parties du Collectif Jeune Cinéma, et sont, en tant que membre, bénévoles. Pour gérer correctement la masse de films reçus (1400 films à peu près, de 20 secondes à 5 heures), nous nous divisons le travail : tout le monde ne voit pas tous les films, mais tous les films sont vus par au moins deux personnes du comité, car nous les répartissons par lots. On travaille donc à la confiance, on connaît les goûts de chacun.e.s, on “remonte” des films qu’on considère importants pour nous ou intéressants pour d’autres. Puis dans la deuxième phase de sélection, on regarde toutes et tous les films remontés, jusqu’à construire entre 6 et 8 programmes de 75 minutes chacun, ce qui limite bien entendu le nombre de films sélectionnés.
Juana Llancalahuen et les Falsas Orcas - Temps 1-4 © Magali Dougoud
Notre bénévolat n'enlève bien entendu rien à toute la rigueur de nos visionnages, mais il ne nous permet pas par exemple de voyager dans tous les festivals du monde comme le font certain.e.s professionnel.le.s, envoyé.e.s aux quatre coins du monde “chasser” des nouveautés. Ce n'est pas pour autant que nous recevons tous les films déjà passés ailleurs : le fait de ne pas faire payer les inscriptions, et que celles-ci soient effectuées sur notre site, en dehors de toute plate-forme forcément stéréotypée (telle FilmFreeway), nous permet d'accéder à des films qui n'existent nulle part ailleurs. Cette possibilité de pouvoir visionner puis montrer des films qui semblent parfois faits en dehors de tout système professionnel de production est un point central de notre sélection.
On pourrait facilement croire que l’entièreté du cinéma expérimental s'apparente à cet “en-dehors” du système, mais ce n'est pas le cas, ou cela ne l’est plus (si ça l'a déjà été ?) : l'expérimental a aussi son marché, ses stars, ses canons, son histoire hégémonique, etc. Nous tâchons de frayer un chemin alternatif à cet état de choses. Une idée, par exemple, est qu'en ne s'attachant nullement aux canons du cinéma expérimental (représentés par exemple par le cinéma underground à l'américaine, et surtout par le cinéma structurel) nous continuons à faire vivre l'idée d'un cinéma différent qui se “définit” par sa capacité à inventer à chaque film un langage qui lui est propre, tant dans ses thèmes que dans ses formes. Des films singuliers, en somme, par opposition à des films s'inscrivant délibérément dans une histoire clairement définie du cinéma expérimental, dans l’héritage direct des canons. Bien sûr, toute la sélection ne reflète pas cet état d'esprit, d'autres critères viennent en jeu et seraient trop nombreux pour être exposés ici, tant ils dépendent de chaque sélectionneur.se. Cette sélection mise en commun participe aussi à une pluralité des approches de ce que peut être le cinéma expérimental aujourd'hui. Cet aspect collectif, nous le cultivons, nous en prenons soin : une chose à laquelle nous veillons particulièrement est de constituer un comité de sélection représentant différentes générations avec des habitudes cinéphiliques parfois éloignées. Cela nous permet bien souvent de remettre en perspective des films, des mouvances, etc., et cela nous sauve d'une uniformisation qui est trop souvent présente dans certains festivals. Par ailleurs, toujours pour lutter contre une sélection trop homogène, nous tentons à chaque fois de faire cohabiter cinéastes reconnu.e.s (par exemple cette année Patrick Bokanowski, Jacques Perconte, Marie Losier, Frédérique Devaux) avec des cinéastes dont c'est parfois le premier film, ou bien d'autres qui créent en dehors de tout milieu, en amateur.ice : nous refusons la hiérarchie qui verrait ne pas se côtoyer des cinéastes dont la reconnaissance artistique n'est pas équivalente.
Ces positions, nous les retrouvons dans une section particulière, que nous nommons “Cinéastes de moins de quinze ans”. Depuis 6 ans maintenant nous tâchons de découvrir des films faits par des enfants sans l'aide d'adultes, et qui rentreraient, de près ou de loin, dans ce qu'on pourrait considérer comme du cinéma différent. C'est-à-dire que nous refusons généralement les films d'ateliers, des films youtubien-publicitaires, pour favoriser des expressions singulières de la part de jeunes, de 6 à 15 ans. Cette fois-ci, le comité de sélection est composé différemment, puisque ce sont d’anciens cinéastes sélectionnés au sein de cette section qui s’en occupent, et qui ont entre 15 et 20 ans.
O Verde © Luis Lechosa
Loin de ne concerner que les familles des cinéastes sélectionné.e.s, nous pensons fortement que les films projetés peuvent intéresser un public cinéphile, un public de cinéastes, de personnes intéressées par des expériences cinématographiques hors-normes. Un peu à la manière du “dessin d'enfant” que certains artistes comme Paul Klee ont mis en avant il y a quelques temps, nous tentons modestement de former un corpus de ce qui pourrait constituer un “cinéma d'enfant”. Ici, notre appétence au cinéma expérimental nous aide particulièrement : un.e cinéphile pour qui le cinéma se résume à Hitchcock ou Ford ne trouverait vraisemblablement rien d'intéressant là-dedans et ne pourrait pas envisager d’appeler cela du cinéma. Mais nous qui venons du cinéma amateur nous pouvons plus facilement appréhender ces films, et ce qu'on pourrait qualifier de “maladresses”, comme de véritables gestes artistiques capables d'émouvoir et d'inspirer d'autres spectateur.ice.s quel que soit leur âge.
La programmation thématique
La thématique annuelle du festival a, comme chaque année, une place importante lors de notre festival (14 séances sur 25). La thématique est conçue bien différemment de la compétition : elle est votée lors de notre AG annuelle après diverses propositions. Cette année, suite à ma proposition, nous avons décidé de travailler autour des usages atypiques de la parole dans le cinéma expérimental, que nous avons titré “Dialectes, cacolectes”, le dialecte renvoyant à une situation politique du langage (un dialecte étant une langue non reconnue par l’Etat) et le “cacolecte” à une situation renvoyant vers l’esthétique et la norme, d’une langue qui serait moche, parfois inintelligible, hors-normes. Chapotée par le ou la directeur.ice de la thématique, celle-ci n’en est pas moins construite collectivement : elle est dans un premier temps ouverte aux membres du CJC souhaitant proposer quelque chose, puis des programmateur.ice.s externes sont sollicité.e.s.
La difficulté cette année a été de rendre le plus intelligible possible cette thématique, car parfois certain.e.s programmateur.ice.s réfléchissaient à un usage purement métaphorique de la voix, en se référant par exemple aux “sans-voix”, aux personnes en situation de marginalité extrêmes qui ne sont jamais entendues. Or, l’idée était de s’intéresser avant tout à la voix en tant que matière, impliquant l’usage de cordes vocales. Ce qui m’intéressait c’était d’entendre, au cinéma, ces voix, et non pas de les évoquer de façon métaphorique - ce qui reste toujours une manière comme une autre de leur enlever leur voix, à ces personnes “pas assez bien” pour s’exprimer comme-il-faut devant une caméra. Il s’agit là du seul cadrage qui a lieu durant la programmation : le reste appartient aux programmateur.ice.s, chacun amène quelque chose de ses recherches personnelles, de ses goûts, ce qui nous permet de passer de séances lettristes à d’autres explorant l’argot gay afro-américain des années 1990, ou d’une séance sur le cri à des séquences de glossolalie lors de messes pentecotistes.
Không đề #2 © Phạm Nguyễn Anh Tú
Cette thématique vient aussi en réaction à une forte tendance actuelle dans le cinéma différent, le cinéma documentaire expérimental, et les films d’artistes : l’usage incessant d’une voix off neutre, posée, quasi télévisuelle, jamais questionnée, toujours lettrée. Évidemment, sa forme coïncide avec ce qu’elle raconte bien souvent : des extraits d’ouvrages de philosophie, de sciences humaines, scientifiques, etc. Là où la voix pourrait amener de l’humain, elle nous tient à distance, devient froide, sans erreur, sans soubresauts. Je voulais montrer que certain.e.s cinéastes se sont amusé.e.s à maltraiter leur voix ou celle des autres, à l’utiliser comme matière, à se moquer de l’intelligibilité, du “bien-dit”, des liaisons, des tons bien placés, des timbres normés. L’idée était donc, d’une certaine manière, de politiser linguistiquement le cinéma expérimental, pour reprendre l’expression d’Érik Bullot, intervenant lors du festival.
Cette année plus particulièrement, évoquer la parole, la voix, le langage, était important pour nous, à une époque où les rencontres se font de plus en plus par skype, où la voix même est réinterprétée par des chiffres, où se couper la parole n’a pas le même effet que lorsqu’on le fait en situation de face-à-face ou de coprésence. L’acte de langage le plus quotidien, la conversation, a aussi été questionnée par la crise sanitaire que nous vivons : la plus simple conversation avec des inconnu.e.s est devenue source de danger, de méfiance. Les bouches sont masquées, tout le monde devient ventriloque, et l’on se donne des rendez-vous sur Zoom pour se dévoiler. Plus que jamais sans doute, aussi à l’heure où les lieux-cinémas sont menacés (comme La Clef Revival qui, à Paris, ont redonné sens à la conversation au cinéma), réintroduire la parole dans ces espaces un peu trop considérés comme des cloîtres peut être important, car la vie passe aussi par les échanges entre nous. Plutôt que de se laisser abattre par les jauges réduites, nous y voyons au contraire une possibilité de perpétuer l’espace-cinéma en petit comité, car on y discute toujours mieux.
Waldhorn © Leyla Rodriguez
Si la programmation de films constitue le socle de cette thématique, une production éditoriale -- qui nous est chère depuis que nous imprimons un catalogue -- vient compléter les multiples approches de la voix dans le cinéma différent. Il y a tout d’abord les textes écrits pour chaque séance par les programmateur.ice.s eux.elles-mêmes, dont la particularité était que cette année aucune norme d’écriture n’était imposée. Ainsi, chaque texte a pu être écrit comme chacun l’entendait, y compris au niveau de la forme : il n’y a pas eu de relectures, les fotes du catalogues faisaient parties du “jeu”, celui de tenter l’expérience d’un certain relâchement par rapports aux normes langagières et orthographiques. C’était aussi pour nous l’occasion de dévoiler tout le travail que représente cet objet, à quel point les corrections prennent du temps, et que ce temps nous ne pouvions plus le prendre, tellement nous en manquons pour préparer ce festival dans des conditions chaque année plus difficiles. Des articles, écrits hors-séances, viennent agrémenter notre pensée autour de la thématique, et sont tous lisibles sur notre site internet.
Un festival aussi en ligne
L’énorme changement, pour nous, a été de mettre au point tout un nouveau site internet dédié au festival. Déjà, parce que notre ancien site paraissait de moins en moins clair. Mais aussi car nous avons rapidement décidé, dès le début du confinement, qu’une partie du festival aurait aussi lieu en ligne. Ce “aussi” est important : il n’a jamais été question pour nous de substituer un festival physique à un festival online. Il ne fallait pas faire de la version online une version moindre du festival physique, mais une version complémentaire : c’est-à-dire que celles et ceux qui veulent assister au festival trouvent le moyen de venir ; la version online ne sert qu’aux personnes qui dans tous les cas ne seraient pas venues. C’est une nuance importante, qui joue aussi sur notre confiance dans notre public, qui, on le pense, se déplacera toujours plus pour des films expérimentaux en salle que sur ordinateur. Mais, pour les personnes qui ne peuvent pas venir, la retransmission de certaines séances permets dès lors d’avoir une sorte d’aperçu du festival, sans les rencontres et les surprises, mais quelque chose au moins d’une expérience collective de visionnage sur un temps réduit. Cet aspect collectif, nous le souhaitons via la diffusion en simultané de nos programmes au Grand Action et en ligne : il n’y aura pas de liens “vimeo” accessibles en permanence, le festival fonctionnera comme la télévision : il faut l’allumer à l’heure pour voir le film prévu. Visionner une séance en ligne participe du même effort que celui d’aller au cinéma : on le note soi-même dans son agenda et on allume son écran à l’heure convenue, jusqu’à la fin de la séance (si possible). S’il est parfois bien compliqué de se libérer du temps devant un écran d’ordinateur, cette solution nous a paru préférable à celle qui s’apparente à un supermarché des images et qui consiste à laisser chaque film ouvert pendant la durée du festival, en laissant aux spectateur.ice.s le soin de constituer eux.elles-mêmes leur programme, allant par conséquent contre l’idée d’un festival dont la programmation aurait été pensée au préalable.
Nous avons voulu penser le numérique par le biais de ses possibles libertés, et non comme une copie du réel qui serait déshumanisé. Une de nos approches a été de se concentrer sur les possibilités, quasi quantiques, qui permettent qu’un site internet puisse être affiché simultanément en plusieurs langues dans plusieurs pays. Depuis le confinement, un grand nombre de festivals ayant proposé du contenu en ligne reproduisent le modèle linguistique propre aux festivals physiques : on y parle un peu la langue du pays, et on y parle beaucoup l’anglais. Le festival devenant en partie numérique, quel intérêt y a-t-il à conserver et à perpétuer l’anglais hégémonique, quand les traductions automatiques deviennent de plus en plus efficaces, et quand les diffusions de films permettent d’afficher autant de sous-titres que l’on veut ? Pour cette année, par manque de financements, nous n’avons pas pu aller au bout de notre idée, mais une petite base s’est construite, et nous a permis de traduire une grande partie du site dans d’autres langues que le français et l’anglais : en espagnol, italien, et arabe. Les sous-titres des films, pour les rares qui ont des dialogues, seront en français et/ou anglais. Si un jour de tels moyens sont donnés à un festival (peu importe que ce soit le nôtre1), on pourrait rêver à voir des films traduits dans une quinzaine de langues différentes, chose qui est totalement impossible en salles, où rien que les sous-titres bilingues gênent la vision d’un film.
Le festival, à l’heure où j’écris cet article, se tiendra toujours en présentiel, comme on dit. Espérons. Que ce soit en ligne ou à Paris, nous vous donnons donc rendez-vous dès le mercredi 7 octobre jusqu’au dimanche 18. Bonne 22e édition à toutes et tous !
Théo Deliyannis
Les images illustrant cet article sont tirées de films sélectionnés au sein de la compétition internationale du FCDEP.
Photo de bandeau : Vers Syracuse de Patrick Bokanowski.
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