L’éternel retour à la terrasse d’Orly
Avec Le cinquième plan de La Jetée, qui est porté par une réputation construite avant même sa sortie en salles (le 5 novembre prochain), Dominique Cabrera livre un film des plus personnels tout en revenant sur l’un des courts métrages les plus célèbres de toute l’histoire du cinéma.
Le premier court métrage de Dominique Cabrera, J’ai le droit à la parole (1981), portait déjà un titre-manifeste : la nécessité d’avoir une place, d’être entendu. Depuis, Cabrera n’a cessé de prolonger ce geste, entre fiction et documentaire, autobiographie et film-essai, cinéma artisanal et production plus large. Elle imprime sa marque duelle, intime et politique, dans un style à la fois angoissé et tendre, frontal et romanesque.
Avec Le cinquième plan de La Jetée (qui sortira le 5 novembre, chez Les Alchimistes), la cinéaste part d’un micro-événement rocambolesque : son cousin, assistant à une projection du chef-d’œuvre de Chris Marker La jetée (1962), se reconnaît avec ses parents sur la terrasse d’Orly, au cinquième plan du film. Or 1962 est une date clé : fin de la guerre d’Algérie, retour massif des pieds-noirs. Cette mémoire, attachée ou arrachée, traverse toute l’œuvre autobiographique de Cabrera. “Ma vie en France a commencé là”, dit-elle en voix off à propos d’Orly.
Installée en salle de montage comme aux commandes d’un avion, Cabrera fait de son enquête généalogique et cinéphile un film sur la magie même du montage : camera obscura où se croisent visages, archives, photos, documents et témoignages. Après Bonjour Monsieur Comolli (2023), elle poursuit son dialogue avec les figures tutélaires, Marker jouant ici le rôle de parrain discret — il avait soutenu Une poste à la Courneuve (1994) après avoir produit Chronique d’une banlieue ordinaire (1992).
Prix Jean-Vigo 1963, La jetée, film autour de la figure de l’être aimée, appartient à ces œuvres dont l’exégèse s’avère infinie et labyrinthique. “Être dans La jetée, interroge Cabrera, est-ce que ce n’est pas comme être dans un vitrail à Notre-Dame (…), un visage anonyme inscrit dans un chef-d’œuvre pour l’éternité ?” Grâce à un carnet de notes d’un des acteurs – André Heinrich – qui permet de dater le “tournage” à la fin septembre 1962, grâce également à une planche-contact des photos prises par Marker où se trouve l’image du cinquième plan, ce documentaire vient résoudre en partie certains mystères, pour en susciter d’autres, notamment autour de la figure du personnage central de La jetée, l’homme interprété par Davos Bou-Hanich, né à Saint-Denis-du-Sig, soit la ville algérienne où toute la famille Cabrera a vécu…
Au fil du récit, Le cinquième plan de La Jetée se fait miroir (comme le film auquel il fait référence) dans lequel (non sans provoquer notre étonnement) une part autobiographique de la réalisatrice, plus largement de sa famille, mais également de l’histoire de la décolonisation de l’Algérie, prend corps. Comme dans La jetée, où les photographies deviennent film, le passage entre image fixe et mouvement se brouille. L’investigation révèle un réel liquide fait de sérendipité vertigineuse et de connivences miraculeuses : jeu des correspondances, des coïncidences qui n’auraient pas déplu à l’inventeur du métro parisien, aux démons de l’Oulipo, ou encore à… Chris Marker.
Le rythme de ce voyage dans le temps en compagnie des vivants et fantômes, à l’unisson du style Cabrera, oscille entre tension-révélations et moments de détente, ludiques et légers. L’intervention de Florence Delay qui rappelle, citant Apollinaire (“Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores”, in Le guetteur mélancolique) combien Marker appréciait l’aube ou encore celle de la mère de la réalisatrice, qui évoque la famille de Davos Bou-Hanich, demeurent mémorables.
Sélectionné dans de nombreux festivals et déjà primé, Le cinquième plan de La Jetée s’affirme comme une enquête poétique et ludique sur l’art et la mémoire, l’exil et la persistance des images. Tandis qu’elle signe ce film, Cabrera termine aujourd’hui un nouveau long métrage de fiction, Des femmes comme les autres, avec Yolande Moreau, Hélène Vincent, Eva Huault et David Ayala.
Photos : © Ad Libitum.
À lire aussi :
- Sur l’un des premiers courts métrages de Dominique Cabrera : Ici là-bas.
- Un entretien avec Dominique Cabrera lors de la sortie d’un coffret DVD lui étant consacré, en 2017.