En salles 01/04/2019

Le cinéma de Gaël Lépingle

À partir du 3 avril, “La nuit tombée” et “Une jolie vallée”, deux films de Gaël Lépingle (qui a reçu le Grand prix de la compétition française du FID, à Marseille en 2018 pour son long métrage inédit “Seuls les pirates”) sortent au Saint-André-des-Arts à Paris et dans plusieurs salles en Région.

Nous avions parlé de ces deux films, Une jolie vallée (photo de bandeau) et La nuit tombée (photo ci-dessous), dans le numéro 117 de Bref, à l’automne 2015, et nous réjouissons de leur distribution, quoique tardive, en un programme unique, à l’initiative du Cinéma Le Saint-André-des-Arts, dont le cycle “Découvertes” propose régulièrement des films dignes du plus grand intérêt.

Deux films complémentaires donc, deux faces d’une réflexion fine et érudite sur la comédie musicale que l’on pourra retrouver pendant deux semaines tous les jours (sauf le mardi) à 13h dans la salle du Quartier latin et, surla même période, ailleurs en France, au Café des images à Hérouville Saint-Clair, aux Carmes à Orléans, au Lido à Castres, au Vidéodrome à Marseille ou à l’Omnia à Rouen.

Pour permettre de se faire une idée plus précise de la chose – et ne pas pouvoir dire que vous ne le saviez pas ! –, nous sortons de nos archives le texte publié en 2015 sur ce beau diptyque chanté.

La nuit tombée et Une jolie vallée sont deux films qui, vus ensemble, se complètent harmonieusement, se répondent, non pas à l'unisson, mais comme un canon entonné autour d'une question agitant sporadiquement certains cinéastes d'ici : comment faire une comédie musicale en France, pourquoi chanter dans les films ? Pour tenter de répondre, il fallait bien deux films, deux propositions très différentes pourtant. Ce qui les rassemble – outre une équipe technique, des mélodies élégantes de Julien Joubert, les fins arrangements de son frère Clément Joubert et la qualité des paroles écrites par le réalisateur lui-même –, c'est leur manière de questionner l'artifice propre au genre. 

Si La nuit tombée est une fiction assumant l'héritage de Jacques Demy et s'emparant sans rougir des inévitables figures du hasard et de la mélancolie, Une jolie vallée, qui est un docu­mentaire, surprend en injectant chant et fiction (via une histoire “connue”, celle des Trois mous­quetaires) dans un contexte réaliste et contem­porain qu'il ne cherche pas, par ailleurs, à transformer. Quand l'un tente de “ré-enchanter” le monde, 1'autre préfère prendre acte de la façon dont le chant réaliserait une utopie collective et réunirait dans un projet commun des habi­tants n'ayant rien à voir les uns avec les autres.

La beauté de la comédie musicale vient sou­vent d'une bascule, de ce moment où soudain l'on chante ou danse ensemble, où l'environne­ment des personnages devient ballet, où l'en­tourage se transforme, s'exprime au diapason de leurs sentiments. Trouver une voix qui lui répondra, cet écho salvateur, c'est toute la diffi­culté pour Sandrine dans La nuit tombée. Elle est seule, trentenaire amoureuse d'un homme marié qui la délaisse. Et qu'elle regarde au début du film des adolescentes jouant, mutines, à la comédie musicale – en se filmant au portable dans un amusant simulacre, une stimulante mise en abyme –, et c'est sa solitude, à elle, qui s'exacerbe. Qu'elle observe en cette veille de Noël la ville qui – le soir tombé, les bureaux vidés – s'anime, et c'est sa mélancolie qui infuse dou­loureusement. Sandrine, elle, chante, mais seule encore. Tout comme Victor, treize ans, qui va, apprend-on, devoir quitter la ville, ses amis et aussi ses parents. Évidemment, c'est dans une troisième partie que les fils du destin relieront leurs errances nocturnes, qu'ils chanteront ensemble enfin, les thèmes musicaux associés à chacun s'entremêlant en une consolation tem­poraire, de celles, gracieuses, que la magie du genre sait offrir. Parallèlement, le réalisateur et son monteur s'attardent beaucoup sur les fenêtres éclairées, les badauds, les passants. Des visages, des figures. Autant d'histoires. C'est la beauté de ce film chanté que de nous suggérer que nous faisons partie d'un tout, d'une ville (ici, Orléans) rythmée par des affects partagés ou secrètement dissimulés. 

Une jolie vallée, présenté au Fid Marseille cet été, part aussi d'un espace, d'un lieu, mais place d'emblée l'artifice au cœur de son dis­positif. D'abord, on y chante tout le temps. Ensuite, on nous y raconte dans des décors et des vêtements d'aujourd'hui une histoire située au XVIIe siècle, en se souciant aussi peu que pos­sible de la démarcation entre scène et coulisses. Clairement, Gaël Lépingle filme le jeu, le fait de jouer. Il ne s'agit pas de “faire croire” que le chant est “naturel” comme c'était encore le cas dans une comédie musicale classique comme La nuit tombée. On chante, on joue des rôles, on répète, on entonne les airs du livret sans crier gare au milieu d'un repas, parfois même on se confie à la caméra, loin, soudain, de son personnage. Et nous jubilons de voir ces habitants communier à travers le chant dans un projet commun. Si nous ne saurons pas grand-chose de leur envi­ronnement, de leur travail, on sait, on sent qu'ils s'amusent. Quel que soit, pour chacun, ce à quoi renvoie la notion de “comédie musicale” (opéra ? opérette ? cinéma hollywoodien ? albums concepts ? spectacles théâtraux dont les tubes trustent les hit-parades ?), tous partagent ce penchant : chanter. Si on est loin de la perfor­mance ou de la perfection vocale des profes­sionnels, si on est loin du show hollywoodien total, le chant tel qu'envisagé ici – avec ses possibles maladresses – oppose aux diktats du spec­tacle le revers du réel. Et savoir questionner et concilier réel et artifice, c'est aussi, bel et bien, la réussite de ces deux films. 

Stéphane Kahn 

Article paru dans Bref n°117, 2015.

La nuit tombée, 2014, couleur, 30 mn. 
Réalisation et scénario : Gaël Lépingle. Image : Frédéric Hauss. Montage: Raphaël Lefèvre. Son : Josefina Rodriguez, Olivier Pelletier et Mathieu Farnarier. Musique: Julien Joubert. Interprétation : Delphine Chuillot, Victor Rabier et Séverine Couret. Production : Les Films de la Villa. 

Une jolie vallée, 2015, couleur, 52 mn. 
Réalisation et scénario : Gaël Lépingle. Montage : Gaël Lépingle et Michaël Dacheux. Son : Quentin Dupuis et Mathieu Farnarier. Musique : Julien Joubert. Interprétation : les Chœurs des Sittelles, dirigés par Corinne Barrère. Production : La Musique de Léonie.