En salles 01/02/2023

Gaël Lépingle doublement à l’affiche

Après L’été nucléaire l’an dernier, Gaël Lépingle aura enchaîné rapidement avec un autre long métrage débarquant dans les salles : Les garçons de province. Et Seuls les pirates, qui les avait chronologiquement précédés dans son parcours, sort également ce 1er février.

On connaît Gaël Lépingle depuis les années 2000 pour l’opiniâtreté avec laquelle il a fait connaître et reconnaître l’œuvre du cinéaste Guy Gilles à travers publications, documentaires et rétrospectives. Il est lui même un réalisateur à la filmographie discrète et singulière, dont le premier long métrage, Julien, faisait le portrait documentaire d’un adolescent qui jouait au chevalier lors d’une grande reconstitution historique dans son village natal qu’à dix-huit ans, il était sur le point de quitter. L’espace et le temps, le réel et le romanesque s’entrecroisent aussi dans deux nouveaux longs métrages qui sortent simultanément sur les écrans le 1er février 2023 : Seuls les pirates (2018) et Des garçons de province (2022, photo de bandeau).

Seuls les pirates, Grand prix de la compétition française au FID 2018 (photo ci-dessous), est un cousin de la veine “villes nouvelles” de la filmographie d’Éric Rohmer qui, dans L’amie de mon ami ou Les nuits de la pleine lune, décline la subtilité d’un marivaudage alambiqué dans le décor d’un urbanisme moderne de grande banlieue parisienne. Ce goût du frottement entre des paysages urbains que le cinéma ne saurait voir et la noblesse des sentiments, Lépingle le fait sien dans ces deux longs métrages tournés dans le Loiret. 

La réalité est doublement documentaire dans Seuls les pirates : à l’urgence de filmer un quartier avant qu’il ne disparaisse s’ajoute l’envie pour le cinéaste de prendre des nouvelles de ses camarades du conservatoire d’Orléans, trente ans après leurs études communes. Des comédiens qui ont dû confronter leur rêve de jeu à la difficulté du métier de vivre, tout comme Gaël Lépingle lui-même, qui gagne sa vie grâce à des activités annexes au cinéma. Ainsi, dans le plus ancien des deux, une galaxie de personnages cohabite dans une agglomération moyenne où la politique de renouveau urbain de la mairie jongle entre de bonnes intentions débitées dans une novlangue au jargon écolo inclusif et les vraies violences muettes faites aux populations les plus fragiles. En particulier Géro, comédien fauché sur le point d’être expulsé de sa petite maison de périphérie comme de son théâtre associatif.

Sans voix, Géro l’est au sens figuré comme au sens propre, ses cordes vocales neutralisées par un cancer en passe de guérison. Sa résistance au pouvoir politique prend la forme d’une agitation vaine qu’il qualifie d’anarchie ; le pillage de chantiers qu’il organise en bande se fait révolutionnaire dans sa bouche. Son neveu au visage d’ange le corrige, arguant que les mots ont un sens et que le vol n’a rien de la piraterie fantasmée. Débarqué pour un “stage” dans un théâtre à l’arrêt, on le découvre flibustier sous la sagesse de son apparence lorsqu’on apprend qu’il est sur ces terres en clandestin, frappé d’une interdiction de fréquenter le département après avoir mordu un policier lors de l’occupation de sa fac. Lorsque le jeune homme est contraint de fuir la police avec Kostia, complice des forfaits de son oncle, l’élégance et la stature de cette figure tutélaire d’élection donnent à leur course dans l’éco-quartier en construction des accents des Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang.

Ce travestissement du documentaire en film d’aventure est instillé par touches dans le discours frondeur de Géro, son costume de scène, ou encore les cordages d’une aire de jeu sur laquelle se clôt le film. Gaël Lépingle donne ainsi un souffle épique à cette France “moche”, celle des parkings de zone industrielle, de lotissements, de centre villes défraichis tout comme il donne à ses personnages de précaires des destins de tragédiens, comme cette vacataire à la mairie qui a failli mourir de la perte de son grand amour.

Le déguisement est aussi au cœur des Garçons de province (photos ci-dessous), dont chaque segment autonome peut se résumer à un jeune homme et un costume. Youssef voit son avenir tout tracé de cafetier remis en question par le boa que lui mettent autour du cou des drag-queens de passage pour un show ; un jeune homme traverse son village en chaussures à talons ; Jonas s’habille en marquis le temps d’une séance photo dans le sous sol d’un homme plus âgé rencontré par annonce. Comme un recueil de nouvelles, le film juxtapose trois histoires qui résonnent par leur thématique sans que leur narration ne se croise.

Ces garçons – dont la formule elliptique laisse supposer qu’ils aiment des garçons – sont trois solitudes qui ne font pas communauté, mais qui représentent trois façons de vivre leur sexualité dans un lieu où elle est forcément regardée comme marginale. Le titre fait tinter ce mélange entre un territoire et un passé plus romanesque. La province, ce terme que l’on n’emploie plus de peur de paraître parisiano-centré, désigne autant un territoire hors de la capitale qu’une époque ancienne, assez floue, qui irait du roman balzacien jusqu’au cinéma de Laurent Achard, dans les années 1990. 

Le récit, constitué de trois courtes trajectoires, relie paysage géographique et météo intérieure, tout comme Gérard Frot-Coutaz, cinéaste aimé de Lépingle qui, dans Beau temps mais orageux en fin de journée fait d’un repas familial la mise en scène d’une tragédie familiale tout autant que le petit théâtre prosaïque de la préparation d’un repas. On note au passage avec admiration la belle cohérence du distributeur La Traverse qui, à un rythme effréné, permet de voir ou revoir en copies restaurées ces filmographies rares tout en montrant comme elles se tiennent par la main.

Raphaëlle Pireyre

À lire aussi :

- Sur L’été nucléaire de Gaël Lépingle.

- Le palmarès du FID 2018.