En salles 12/09/2020

“Énorme” en salles : rencontre avec Sophie Letourneur

Son nouveau long métrage débarque au cinéma et trois de ses courts seront en ligne sur Brefcinema à partir du 9 septembre. Nous avons donc tout naturellement voulu recroiser Sophie Letourneur, que nous suivons de près depuis ses débuts, en 2004.

Passée au long métrage depuis dix ans, Sophie Letourneur a signé de très belles œuvres moyennes et courtes à ses débuts à travers lesquelles elle a saisi, tout en faisant d’elle-même la matière de ses films, un peu de la quintessence de l’enfance et de l’adolescence ou des débuts de l’âge adulte. Un focus autour de trois de ses courts métrages sera en ligne le 9 septembre et nous revenons, à travers cet entretien, sur l’ensemble de son œuvre tandis qu'Énorme sort en salles cette semaine. 

Je suis moi-même la matière de mon livre”, affirme Montaigne au début de ses essais. Votre cinéma a-t-il un caractère autobiographique ? Êtes-vous la matière de vos films ? 

Tout part de ma vie. Je pense que cela me rassure de partir de ce que j’ai vécu, de m’appuyer sur des éléments que j’ai notés. Lors du confinement, je me suis retrouvée dans un endroit où je n’étais pas allée depuis longtemps. Il faisait beau tous les jours, je faisais du rangement dans mes dossiers, je relisais mes notes et je me suis aperçue que j’ai toujours cherché à reconstituer des choses que j’ai vécues. Ou bien je recrée à partir de ce que j’ai vécu à d’autres moments. En fait j’essaie toujours d’avoir prise sur le temps. Le problème c’est que j’ai une mauvaise mémoire. Je ne me souviens de rien de ma vie avant neuf ans. Et aujourd’hui, j’efface les choses au fur et à mesure. J’ai toujours l’impression que tout est nouveau, que j’ai plusieurs “moi” en moi, sans continuité. Quand je pense à quand j’étais plus jeune, j’ai l’impression que c’est loin ou que c’était hier, c’est un sentiment très proustien…

Vous écrivez votre journal ?

Je prends des notes, je filme, j’enregistre. Pour Le marin masqué, j’ai mis l’enregistreur sur le plateau de bord de la voiture au retour d’un week-end passé à Quimper avec Laetitia Goffi (actrice dans le film sus-cité). Sur la route, on a déroulé pendant cinq heures tout le fil de notre séjour. En même temps, avant de partir en Bretagne, je savais que je souhaitais filmer Laetitia. Ce n’est jamais anodin. Même chose pour Les coquillettes (photo ci-dessous). Il s’était passé plein de trucs marrants au Festival de Cannes, après quoi avec Carole Le Page et Camille Genaud, on s’est dit qu’on allait tout raconter. Le off du film, c’est le récit de ce qui s’est passé. Après j’adapte, je modifie. Pour le film que je suis en train d’écrire en ce moment, une partie s’appuie sur un voyage en Sardaigne que j’ai fait avec mes deux enfants et mon mari ; tous les deux jours, avec ma fille, on enregistrait ce qui s’était passé la veille afin de préparer le film.

Cette pratique de l’autofiction n’est-elle pas gênante dans la vraie vie ?

C’est sûr que si je faisais un film dans lequel je règle mes comptes avec des portraits horribles, ça ne passerait pas. J’ai l’impression qu’il y a vachement d’amour dans mes films. Je filme des gens que j’aime et qui me touchent avec leurs ridicules, leurs faiblesses.

L’autobiographie permet-elle également la thérapie ?

Ça fait très cliché de citer La chambre claire de Roland Barthes, mais il y a dans l’image l’idée du deuil et cette idée est dans chacun de mes films. À chaque fois, mes films font le deuil d’une période. Faire La vie au Ranch m’a permis de fixer cette période, de la revivre à travers mes nouvelles actrices. Pour Énorme (photo ci-dessous), pareil. J’ai fait ce film au moment où je ne voulais plus avoir d’enfant. Ça m’aide à faire un point, c’est assez instinctif, je ne m’en rends compte qu’après. Par exemple, depuis que j’ai fait Gaby Baby Doll, j’arrive à dormir toute seule…

Comment travaillez-vous avec cette matière première ?

Le carnet de notes est mon outil de base, l’enregistrement aussi… Après, je coupe, je change les noms. Si je ressortais l’enregistrement fait dans la voiture quand nous rentrions de Quimper, on retrouverait tout Le marin masqué. Pour Énorme, j’ai travaillé avec les notes de mon carnet de grossesse ; après, j’ai retravaillé avec Mathias Gavarry, scénariste. Parallèlement j’ai mené une enquête pour nourrir le film : j’ai infiltré le milieu de la musique classique, j’ai rencontré un nombre incroyable de gens dans les hôpitaux. Ensuite, j’ai fait des impros avec personnes qui ne sont pas les acteurs. J’enregistre toutes les impros et puis je les monte sur Protools (ndlr : logiciel de montage audio). 

Le scénario est donc avant tout un “scénario audio” ?

Ce n’est pas toujours facile d’avoir des financements avec mes scénarios dialogués. Quand on les lit comme ça, c’est presque illisible. Mes informations passent par autre chose que par le sens même des phrases. C’est vraiment une histoire de rythme, de comment les gens se coupent la parole, du temps qu’il y a entre les répliques. Tout ça, je le gère sur Protools. Sur La vie au Ranch, les conversations étaient beaucoup moins bordéliques et moins ramassées que dans le film. C’est quelque chose que je construis. C’est un peu comme un orchestre. Par exemple, dans Énorme, il y a énormément d’instruments de musique qui font les bruitages. C’est très subtil, peut-être trop.

D’autres cinéastes – Hong Sang-soo, Judd Apatow, les frères Farrelly, Nanni Moretti, etc. – sont-ils également matière à inspiration ? 

Hong Sang-soo atteint une espèce de perfection, je suis épatée par ses films. Je viens de voir La femme qui s’est enfuie : c’est simple, naturel, intelligent. Un film comme ça me fait un bien fou. J’adorerais avoir sa liberté et ses moyens. J’ai revu les premiers films de Nanni Moretti cet été pour me préparer, parce que je pense que je vais jouer dans mon prochain film. Et j’aime beaucoup ce mélange de comédie, de légèreté, de film d’auteur et de recherche. 

En ce moment, on parle beaucoup de #MeToo, de la place des femmes… Est-ce qu’aujourd’hui, on ne vous renvoie pas un peu trop à votre genre ?

Je n’ai aucun problème avec le fait de dire que mon cinéma est différent parce que je suis une femme. Les femmes et les hommes ne sont pas pareils. Je sais que c’est cliché de dire cela, mais il y a quelque chose de très circulaire chez les femmes. En tout cas je ne suis pas dans une narration du segment, de la direction. Ce n’est peut-être pas une question d’homme et de femme, mais personnellement, je ne me retrouve pas dans le récit classique tel qu’il existe avec un début, une progression, une fin. Je suis dans un truc plus souterrain. Virginia Woolf a écrit de très beaux textes sur le rapport au roman, sur ce que ça change quand on est une femme, comment les détails forment le tout et non l’inverse. C’est un peu casse-gueule comme genre d’affirmation, mais quand même… On n’est pas pareils, on n’a pas les mêmes hormones.

Propos recueillis par Donald James, à Paris, le 25 août 2020

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