Cahier critique 08/04/2018

“Vilaine fille” d’Ayce Kartal

Inspiré d’une histoire vraie, Vilaine fille est l’un de ces films vus à hauteur d’enfant qui ne peut pas laisser indifférent. Grand Prix national au Festival de Clermont-Ferrand 2018.

Le vent, c’est quelque chose de fantastique. Personne ne peut le prendre en photo.” Accoudée à la fenêtre du train, un appareil photo en bandoulière, une fille aux cheveux rouges nous délivre cette vérité simple et pourtant lumineuse. Sa voix est pleine de lumière elle aussi et nous transporte dans les souvenirs, les impressions et les pensées d’une enfant imaginative et créative.

Le vent dont elle parle, Ayce Kartal réussit à nous le faire sentir dans l’animation de ses dix mille dessins vibrants et nerveux qui composent Vilaine fille (titre original : Kötü Kiz). Herbes frémissantes autour des souliers rouges, visage buriné du grand-père, mains déformées de la grand-mère, tout s’électrise au gré des divagations de l’enfant. C’est qu’un autre vent, plus rageur, traverse et imprègne tout le film, comme une urgence à dire et à montrer. Des monstres viennent souiller et coloniser l’âme et le récit de la jeune fille qui trouve des subterfuges pour les chasser en secourant Mishy son ours fétiche ou en transformant le monstre en lettre géante, le A, qu’elle décline en prononçant des mots commençant par cette lettre et en les imaginant. Ainsi s’enchaînent les apparitions suivantes : un accordéon, une voiture, une île, une ampoule, une abeille, un cintre, un cheval, une poire, une chaussure à talon et un ours. Pourquoi le A ? Vues en contre-plongée les jambes d’un homme inquiétant se sont métamorphosées sous les yeux de l’enfant qui fuit cette image traumatique depuis sa chambre d’hôpital. Un homme dominateur, un homme dominé par ses pulsions, un “pisseux” comme l’enfant le nomme.

Fin 2016, l’année de réalisation du film, le gouvernement turc proposait un projet de loi qui annulerait la condamnation de certains auteurs d’agressions sexuelles sur mineures s’ils acceptaient d’épouser leur victime. Devant la colère de la société civile exaspérée, le projet a été retiré, mais le simple fait de l’avoir proposé souligne le poids étouffant d’un patriarcat régressif et violent où évidemment toutes les filles sont vilaines par nature.

C’est dans ce climat, qu’Ayce Kartal, s’inspirant de faits réels, a crayonné avec rage ses dix mille feuillets tremblants. Avec tact également, lorsqu’il dessine par exemple les questionnements de la jeune fille sur Dieu nous rappelant sans le savoir une autre enfant lumineuse, celle du Petite lumière d’Alain Gomis.

Yann Goupil

Réalisation et scénario : Ayce Kartal. Animation : Ayce Kartal, Vaïana Gauthier, Jeanne Irzenski et Romain Vacher. Illustration : Pelin Korkmazel et Emre Karacan. Montage : Jérôme Bréau et Amiel Emdin. Son : Sébastien Marquilly et Raphaël Seydoux. Interprétation : Zeynep Naz Daldal. Production : Les Valseurs.