Cahier critique 15/11/2022

“Vers la tendresse” d’Alice Diop

"Vers la tendresse" est une exploration intime du territoire masculin d’une cité de banlieue. En suivant l’errance d’une bande de jeunes hommes, nous arpentons un univers où les corps féminins ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et virtuelles.

Dans l’intimité d’une salle vide, quatre hommes se confient successivement devant un micro rudimentaire. Chacun raconte sa vision de l’amour et de la sexualité, ses expériences vécues ou sa vision fantasmée d’un amour quasi-magique qui ne surviendrait qu’une fois par vie. Peut-on aimer librement quand on est un jeune homme qui a grandi dans les quartiers po- pulaires de la banlieue parisienne ? Tout comme dans La permanence, son long métrage présenté lui aussi cette année, notamment au Cinéma du réel, Alice Diop déconstruit, à travers ces voix singulières, l’image médiatique globalisante et menaçante d’un groupe social. Dans le cabinet médical de Bobigny, la caméra capte les consultations au cours desquelles les migrants exposent à un généraliste et à une psychiatre leurs troubles physiques et psychologiques. Cinéaste de la parole des invisibles, Alice Diop sonde ici encore le hiatus qui sépare pour ces hommes les codes de leur groupe d’amis et ceux de leur famille, qui ont souvent perdu les gestes et les mots de l’amour en quittant leur pays d’origine.

L’écart entre l’environnement dans lequel vivent ces hommes et ce qu’ils y éprouvent vient mêler intime et social. Ces voix qui disent combien il est malaisé d’éprouver, partager ou exprimer des sentiments amoureux, la cinéaste a choisi de les monter avec des images tournées après coup dans des environnements proches de ce qu’elles évoquent, accentuant le paradoxe entre codes “virilistes” et désir d’être aimé. Ainsi, le récit que fait Patrick de son homosexualité est-il monté en contrepoint de travellings où il traverse le quartier même où il a grandi. L’hypocrisie sociale qui conditionne les pratiques sexuelles et amène à de perpétuels arrangements au sein du groupe, du couple, mais aussi avec soi-même, prend d’autant plus de force racontée dans le paysage urbain qui la génère. Dans un contre- point encore plus cruel, le second témoin fait état du désert féminin qu’a toujours été sa vie, dans une famille sans sœurs, une filière scolaire exclusivement masculine. Au constat que seule sa mère a constitué à ce jour une figure féminine significative fait durement écho à la vision de prostituées bruxelloises filmées en plan large derrière des vitrines.

Contrainte initiale issue des conditions de fabrication du film, le désynchronisme entre images et sons parvient pourtant à dire l’impossible ancrage d’une tendresse et d’une intimité sensuelle dans un environnement qui ne pense la masculinité que selon des codes grégaires agressifs, à l’image de ce plan de salle de boxe qui ouvre le film. Dans ce monde (presque) sans femmes, l’impossible dialogue amoureux se transforme en une discussion avec la cinéaste. Mais là où résonne cette voix féminine, c’est dans la construction du film. La juxtaposition des quatre récits progresse du plus cynique et désabusé au plus enamouré, amenant la certitude que là aussi, il y aurait place pour la tendresse.

Raphaëlle Pireyre

Article paru dans Bref n°120, 2016.

France, 2015, 40 minutes.
Réalisation : Alice Diop. Scénario : Alice Diop et Nicolas Novak. Image : Sarah Blum. Son : Mathieu Farnarier et Nathalie Vidal. Montage : David Amrita. Interprétation : Mobido et Samaké Diarra, Nidhal Majoub, Maher Bouffera, Patrick Zingilé et Anis Rhali. Production : Les Films du Worso.