Cahier critique 08/07/2020

“Un peu après minuit” d’Anne-Marie Puga et Jean-Raymond Garcia

Dans les pas de Bava et Argento…

Le giallo est le “mauvais genre” par excellence. Il creuse des sillons sensuels, licencieux, cruels, vicieux, sataniques et provocateurs. On ne fera pas ici l’insulte au lecteur de retracer tout ce pan de l’histoire du cinéma italien ; par contre, on ne peut que s’étonner de voir combien ses films et ses auteurs d’hier (Argento, Bava, Fulci…) irriguent aujourd’hui encore le cinéma francophone que ce soit celui d’Hélène Cattet et de Bruno Forzani (Laissez bronzer les cadavres), celui de Yann Gonzalez (Un couteau dans le cœur) ou encore ici celui de Jean-Raymond Garcia et d’Anne-Marie Puga avec Un peu après minuit, un film qui, en une vingtaine de minutes, aborde et entremêle sur un mode fantastique et buissonnier handicap et violence, sexe et sorcellerie.

Un peu après minuit est le premier film du duo Garcia-Puga. Avant cela le premier avait réalisé trois courts métrages (Temps mort, 1990 ; Un oiseau qui vole toujours à l'envers, 1995 ; Il n'y a rien à faire, 1997) et la seconde un seul (Revenir, 2008). Un peu après minuit appartient donc à ce genre hors norme : c’est un film de l’ombre, d’après minuit. La nuit ouvre sur une réalité parallèle, cachée, ésotérique, mystique. L’actrice India Hair interprète Suzanne, une institutrice aveugle aux élans sadiques qui, en dehors son activité auprès des enfants, suit des cours d’histoire de l’art, et se fait raconter des histoires par son doux et vulnérable aspirant (Rémi Taffanel, le jeune poète de chez Damien Manivel). Suzanne passe de lieux en lieux sans que l’on comprenne bien la logique de ses déplacements. La matière du film est soudée par des liens plus magiques que chronologiques. Elle passe d’une salle de billard à un sanatorium et flirte, dans ces décors sans âges, avec des hommes. C’est la nuit, Suzanne n’est pas, n’est plus, l’innocente décrite dans la Bible. Son handicap a décuplé ses sens. Elle est devenue prédatrice, sorcière salace, douée de pouvoirs extralucides, elle est tourmentée et obsédée par les yeux des hommes qu’elle crève ou arrache pendant l’acte sexuel. Nous utilisons ici des images que le film ne propose pas, pas complétement, laissant ainsi tout le loisir à chacun de composer son propre puzzle. On l’a dit, on le redit : Un peu après minuit épouse un régime hors norme. On peut voir ce film sans rien n’y voir. “Il s’agit d’un film à l’effroi diffus, commentent les deux réalisateurs dans leur note d’intention, dont nous avons très tôt souhaité qu’il ne joue pas la carte d’une surenchère visuelle.” Précisons que dans une séquence liminaire Jean-Pierre Dionnet interprète le rôle d’un professeur de l’art, décrypteurs des arcanes de la sorcellerie ou du monde (on pense au Syndrome de Stendhal de Dario Argento). Après la nuit est donc un film initiatique dans lequel il s’agit d’apprendre à voir car la nuit inverse les rôles, les aveugles voient ce que les voyants ne distinguent plus. La dramaturgie se déploie de manière réticulaire, libérant un écheveau de visions, de récits et de sens. In fine, Suzanne recouvre la vue. A-telle arraché les yeux de Pierre ou s’agit-il de sa métamorphose diurne ? Suzanne nous regarde avec les yeux de Pierre ou est-ce l’inverse : ses yeux transforment ceux qu’ils regardent en pierre. On ne saurait dire, on n’en sait rien, on n’y voit rien, comme disait Daniel Arasse, mais on apprend à voir, car lire monde, c’est se lier à lui.

Donald James

Réalisation et scénario : Jean-Raymond Garcia et Anne-Marie Puga. Image : Pascal Marin et François Belin.
Montage : Angelos Angelidis. Son : Charlie Cabocel, David Coutures et Sylvain Ménard.
Musique originale : Mathieu Mégemont. Interprétation : India Hair, Rémi Taffanel, Zoé Besmond de Senneville,
Melchior Derouet, Jean-Pierre Dionnet, Sâm Mirhosseini, Karim Rouabah et Eowyn Ptak. Production : Uproduction.

Avec le soutien de la 

Entretien avec Mathieu Mégemont, compositeur d'Un peu après minuit :