Cahier critique 15/02/2022

“Ultra pulpe” de Bertrand Mandico

Station balnéaire abandonnée. Fin de tournage d’un film fantastique sur la fin d’un monde. Deux femmes, membres de l’équipe de cinéma, l’une actrice, l’autre réalisatrice, Apocalypse et Joy, sont sur le point de mettre fin à leur relation amoureuse. Pour pouvoir retenir Apocalypse le temps d’une dernière étreinte, Joy, la plus âgée des deux, raconte à son amie cinq récits crépusculaires. Cinq histoires de filles qui ne veulent pas vieillir, cinq aventures où il est question de science-fiction, vulgarité, nécrophilie et poésie.

La cinéaste Joy d’Amato, interprétée par Elina Löwensohn, ne peut se résoudre à se séparer de sa comédienne Apocalypse lorsque la nuit tombe sur le plateau de leur dernier jour de tournage. Pour la retenir, la muse et double de Bertrand Mandico enclenche, de sa voix grave et solennelle, une fiction pour la retenir et se lance dans des récits enchâssés à la recherche d’émotions perdues où se croisent, en un bal triste, des actrices blasées, sarcastiques, possédées, érotisées, qui ont toutes peur de vieillir. Dans un monde au crépuscule, ce récit de bord de plateau et de fête de fin de tournage réveille des souvenirs de cinéma. La réalisatrice amoureuse, telle Shéhérazade, enchaîne les histoires et fait d’Ultra pulpe un kaléidoscope qui agite les personnages et les décors dans un grand bouillonnement d’images et de références. 

À l’origine texte théâtral de commande en hommage à la science-fiction, Ultra pulpe recycle sa matière première en une collection d’images qui ouvrent des portes sur des cinématographies “bis” ou de genre et convoque l’esthétique des bandes dessinées de Richard Corben, auteur de Métal hurlant auquel il emprunte, outre sa gamme chromatique, le principe d’un monde où tout peut se transformer, où rien n’est stable. Après sa sélection à la Semaine de la critique en 2018, ce moyen métrage a connu une sortie en salles en 2019 orchestrée par UFO. Sous le titre Ultra rêve, il y était associé à After School Knife Fight de Jonathan Vinel et Caroline Poggi et Îles de Yann Gonzalez, films cousins qui recyclent imageries mélancoliques, romantiques ou morbides. Bertrand Mandico retrouvait ici les actrices principales de son premier long métrage (Pauline Lorillard, Vimala Pons, Elina Löwensohn, Nathalie Richard) mais, après les avoir travesti en “garçons sauvages”, il les féminise et érotise à l’extrême, jusqu’à la caricature, les couvrant de vestes aux longs poils, de postiches ou de fluides répugnants.  

Dans cette danse macabre qui englobe tous les âges de la féminité rôde le sentiment de la fin : celle du tournage qui s’achève, et avec lui, le monde factice créé pour le film. Mais surtout celle des actrices qui, soufflant leurs trente-six bougies, entrevoient déjà la destinée périssable de leur corps. Parmi elles évoluent des chimères atemporelles, comme ce singe nommé Gizou, descendant burlesque de la sauvagerie libidineuse de King Kong, ou Cigi, créature poilue et squameuse qui danse, possédée par ses années mortes. “Les images restent, les corps pourrissent.” Au sein de cet espace mental, on se téléporte, on dialogue avec les absents, comme la maquilleuse du tournage (Pauline Lorillard) qui titube, ivre, sur une plage de Mars tandis que sa mère la sermonne. Monde d’oxymore, ce “paradis sale” télescope décors réels et naturels, hybride le féminin et le masculin et devient un bal des morts-vivants qui fait place à une grande séance de spiritisme où sont convoqués les souvenirs des filmographies de Jean Cocteau, JG Ballard, Josef von Sternberg ou Joe d’Amato, dont Ulli (Vimala Pons) raconte qu’elle a découvert, encore enfant, et clandestinement, le cinéma nécrophile cannibale. 

Même si les phallus abondent, comme ces immenses rochers qui trônent sur la place martienne, Bertrand Mandico fantasme un monde dont les hommes auraient presque disparu, tout comme dans son second long métrage, After Blue…, et dans lequel l’émotion naît de la danse languissante de la caméra qu’il porte lui même et dont il caresse les corps, et de la somptueuse musique de Pierre Desprats. L’histoire est finie. Le jour peut se lever. 

Raphaëlle Pireyre 

France, 2018, 37 minutes.
­Réalisation et scénario : Bertrand Mandico. Image : Sylvain Verdet. Montage : George Cragg. Son : Pierre Desprats et Xavier Thieulin. Musique originale : Pierre Desprats. Interprétation : Lola Créton, Pauline Jacquard, Pauline Lorillard, Elina Löwensohn, Anne-Lise Maulin, Vimala Pons, Nathalie Richard et Jean Le Scouarnec. Production : Ecce Films.