Cahier critique 16/04/2018

“Tristesse beau visage” de Jean-Paul Civeyrac

Où l’on voit comment Orphée séduisit Eurydice.

À l'encontre d'un cinéma cynique qui, sous couvert de montrer le monde tel qu'il est, nous referait le coup de “l'homme est un loup pour l'homme”, “l'amour n'existe pas”, etc., Civeyrac préfère le lyrisme. Dans Tristesse beau visage, il met en scène l'inventeur même de la lyre, et son porteur par excellence : Orphée. Orphée aime Eurydice qui s'en fiche et ressasse l'amour perdu d'Acis. Mais Orphée insiste et finit par ravir le cœur de celle qu'il désire. L'unique décor du film est un café parisien, grotte sombre et toute en longueur, qu'éclairent guirlandes et lampadaires. Lieu de frôlements et de rencontres comme de déchirements. Lieu réel, et en même temps, irréelle toile de fond. Décor de théâtre pour qu'advienne ce qui était prévu de toute éternité. Décorum où Orphée et Eurydice rejouent leur amour sous les auspices opératiques de Chausson, Monteverdi et Gluck.

Voilà l'étrangeté du cinéma selon Civeyrac : la sincérité d'un artefact. La caméra est soyeuse, la musique entêtante, les visages bouleversés, le noir et blanc, de rigueur. Mais ce maniérisme fonctionne et permet de sortir de l'alternative “j'y crois/j'y crois pas” qui ne manque pas de surgir quand on s'attaque aux mythes transplantés dans l’aujourd'hui. Les héros ont une étoffe semblable aux anges de Wenders dans Les ailes du désir. Ils naviguent sans cesse entre l'incarné et le désincarné. Mais l'univers du cinéaste français est à la fois plus romantique et décadent : un Musset mâtiné de Huysmans. Il fait du léger avec du grave. La musique de Gluck, sur le baiser final, c'est la bulle de champagne absolue. Pourtant, sa légèreté apparente entraîne dans son sillage, la mort et les Enfers. Tout se rejoue (le mythe et la rupture d'Acis avec Orphée), tout devient morbide. À la manière des motifs floraux dans les peintures du générique. En italien, "morbidezza" signifie douceur. Tristesse beau visageparticipe de l'ambiguïté que représente ce mot pour l'auditeur francophone.

Celle qui s'enivre de douceur jusqu'à la douleur mortelle, c'est la figure de l'amoureuse, baignée dans la musique de l'Orfeode Monteverdi. Belle au sourire généreux, ignorée par Orphée. En elle, se loge la vraie noirceur du film. Elle seule est condamnée au café comme lieu d'errance de son amour à jamais solitaire. La caméra ne l'admet pas très longtemps dans son champ. Elle doit en sortir pour laisser la place aux couleurs idylliques du premier baiser des amoureux qui s'envole sur la musique de Gluck, pompeuse et frelatée, et non sur celle de Monteverdi, noble et entière.

Une fois encore chez Civeyrac, pour ce qui est des sentiments, c'est “mal fait”. L'espace de la ville, ses cafés, ses logements les enferment alors que leur violence ne demande qu'à sortir. Dans le Doux amour des hommes (2001), Raoul, en compagnie de Jeanne, fuit Paris pour la montagne. Cet endroit de l'épanouissement du corps permet l'ampleur des sentiments. Au contraire de l'urbanité qui les affine et en même temps les amoindrit, les banalise. Civeyrac oscille entre lucidité voltairienne et rêverie rousseauiste. Dans son laboratoire cinématographique, les fleurs sont fausses, mais capiteuses.

François Bonenfant

Réalisation et scénario: Jean-Paul Civeyrac. Image: Céline Bozon et Marion Befve. Montage: Sylvie Fauthoux. Son: Sébastien Savine, Laurent Lacotte et Stéphane Thiébaut. Interprétation: Thomas Durand, Mélanie Decroix, Laetitia de Rosa, Samuel Ben Haïm, Alice Dubuisson, Natacha Felix et Enora Malagré. Production: Les Films Hatari.