Cahier critique 01/12/2016

"Tout doit disparaître" de Jean-Marc Moutout

Du cinéma social à la Ken Loach, un choc à la fin des années 1990 et toujours d’une actualité brûlante. À voir et à revoir…

L'inscription du titre constitue la seule coquetterie que se permet ce film. La mention ne figure pas comme générique mais apparaît dans le déroulé même de la fiction, au début, sur la vitrine d'une boutique. Beau titre au demeurant, qui, dans la bouche d'un philosophe, pourrait prendre une connotation métaphysique mais qui fait écho ici à la fois à la fiction – des déménageurs intérimaires amenés à vider l'appartement d'une famille expulsée – et au fond social sur lequel s'inscrit cet événement. "Tout doit disparaître", slogan de notre crise économique, est l'exhortation que se donne un commerce ne sachant plus comment arriver à écouler sa marchandise. Courant 1997, le nombre des demandeurs d'emploi en France devrait dépasser la barre des 3,5 millions. Le jeune homme dont nous partageons le regard au début du film est l'un de ces chômeurs. Il se présente à l'aube – pour la première fois semble-t-il – au guichet d'une société d'intérim. Ils sont plusieurs déjà à battre le pavé avant l'ouverture de la boutique sans savoir s'il y aura ou non du travail ce matin. On comprend très vite comment les entreprises de déménagement jouent de cette main d'œuvre prête à répondre au coup par coup. Il y a toujours plus de bras disponibles que de tâches à effectuer. Jean-Marc Moutout n'a pas à forcer le trait, il lui suffit de raconter, de montrer le plus simplement possible cette matinée comme les autres pendant laquelle chacun joue son rôle. L'homme au guichet, dans ce ton "amitié virile" propre à toutes ces professions masculines (transporteurs, travaux publics...), distribue le plus équitablement possible les emplois en fonction des propositions qui lui sont faites. Notre personnage a la chance d'être choisi avec deux autres. Ils ne savent pas où ils vont, ils s'exécutent, anonymes. Ils se retrouvent dans une banlieue pauvre. Le responsable de la société de déménagement est là, police et huissiers aussi. Tout va très vite. Sans pleurs, sans pathos, un appartement est vidé, une famille se retrouve à la rue.

“Qui ne dit mot consent” prétend un proverbe. Alors il faut qu'ils parlent lors de leur retour en train, peu fiers d'avoir gagné leur pain en devenant des complices objectifs d'un ordre qu'ils ne peuvent que réprouver. Peut-être un jour seront-ils dans le rôle des expulsés. Ils se défoulent par la parole, ils ne sont pas prêts de se laisser avoir. Jamais plus... Et le lendemain matin, à l'aube, ils se retrouveront devant le même guichet, silencieux, encore plus honteux que la veille. Ont-ils vraiment le choix ?
Il ne s'agit même pas d'un fait divers, encore moins d'une histoire à forte consistance dramatique – vu du côté des expulsés, le film aurait bien évidemment été tout autre. Ce qui se déroule devant nos yeux relève d'une effrayante banalité. Ils ne font pas de bruits ces micro-drames du quotidien par lesquels notre société se délite. 

Le film de Jean-Marc Moutout a trouvé la bonne mesure pour y porter son regard.


Jacques Kermabon

Article paru dans Bref n°31, 1996.

Scénario et réalisation : Jean-Marc Moutout. Image : Valérie Legurun, Alexandre Monnier et Marion Rey. Son : Éric Boisteau, Jacques Sans et Roland Boon. Montage : Marie-Hélène Mora. Musique : Alain Besson et Toups Bebey. Interprétation : Romain Lagarde, Émile Abossolo Mbo et Bruno Lopel. Production : G.R.E.C.