Cahier critique 18/12/2017

“The Bird and Us“ de Félix Rehm

Présenté au dernier festival Côté court, “The Bird and Us“ de Félix Rehm est un essai ludique sur la reconnaissance des avant-gardes plastiques par un tribunal américain au début du XXe siècle.

En 1926, la sculpture de Constantin Brancusi, L’oiseau dans l’espace, est bloquée à son arrivée au port de New York par les douaniers qui la considèrent comme un objet manufacturé et, à ce titre, son propriétaire le photographe Edward Steichen, doit acquitter un droit de douane équivalent à 40 % de sa valeur, alors que les œuvres d’art en sont exemptées. Brancusi s’en offusque et porte l’affaire devant une cour de justice.

Félix Rehm se saisit de ce cas d’école et, à travers l’élaboration d’une forme travaillant avec maestria les images d’archives, nourrit et documente cette « légende urbaine » comme un thriller poétique. Comment traiter un tel sujet en vingt minutes ? Faire se chevaucher des entretiens croisés avec des spécialistes, décrire la sculpture et insister sur sa valeur plastique en la recontextualisant avec son époque ? Rehm opte plutôt pour des choix soustractifs et affine une méthode essayiste. La pensée (des extraits des actes du débat) qui se donne à lire puis à écouter – d’abord par intertitres, puis par sous-titres et, enfin, oralement –, est uniquement celle du juge Byron Sylvester Waite, récemment nommé à ce service juridique des douanes. Les positions de Edward Steichen, son contradicteur, ne sont pas développées. Seuls sont notés ses acquiescements ou dénégations. Choix judicieux qui tente de faire croire que le juge arrive, par un effet de maïeutique, à se convaincre lui-même de la valeur et de la spécificité de L’oiseau dans l’espace.

Un jugement de 1916 avait établi que les sculptures ne relèvent de l'art que s'il s'agit de représentations gravées ou ciselées d'objets naturels « dans leurs vraies proportions ». Ce qui démontre un grand retard des États-Unis vis-à-vis de l’Europe. Waite commente l’œuvre de Brancusi et avoue n’y reconnaître aucune forme connue d’oiseau américain et affirme que la sculpture aurait pu s’appeler « poisson »  sans que personne n’y trouve à redire, vu le caractère arbitraire de son titrage.

À l’instar du travail de Brancusi qui a dénaturé jusqu’à l’abstraction l’apparence de l’oiseau, Rehm monte, en parallèle à la présentation des faits et au déroulement (parcellaire) du « procès » par les intertitres, une partition visuelle lyrique qui, dans son déroulé, après des stock-shots de bateaux arrivant à quai et quelques images de la ville, se focalise sur de nombreuses déclinaisons visuelles d’oiseaux (au repos, en vol et d’espèces différentes) qui explicite un peu la portée de son titre : l’oiseau et nous. La symphonie d’images de récupération recoupe rarement les arguments de l’intrigue judiciaire si ce n’est de manière métaphorique : le travail du bois par des enfants ou des ouvriers est visiblement d’une autre nature que celui de Brancusi ; des anatomies précises de volatiles vampent l’image lorsque Waite analyse la sculpture et affirme qu’on ni reconnaît ni ailes ni becs. On note, comme dans L’ange de Patrick Bokanowski, une montée progressive dans les cieux à partir d’images de found footage mêlant ailes d’avion en vol et surimpressions d’oiseaux pour figurer l’« éveil artistique » du juge, sa montée vers la « lumière de l’esprit ». Le dernier tiers du film, en couleur, utilise des archives bien postérieures aux faits décrits dans une probable universalisation de cette notion d’avant-garde appliquée à l’art.

Au terme d’une procédure de deux ans, le juge conclut le 26 novembre 1928 : « Une école d’art dite moderne s’est développée, ses défenseurs tentent de représenter des idées abstraites plutôt que des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde, nous estimons que leur influence sur le monde de l’art est un fait. » L’oiseau dans l’espace est dispensé de tout droit de douane.

De 1916, date de la naissance du mouvement Dada, à 1928, période où l’avant-garde commence à générer un juteux marché, Félix Rehm nous sensibilise à une péripétie judiciaire (la reconnaissance d’une sculpture abstraite par une institution peu versée dans le domaine de l’art) qui scelle définitivement la légitimité des avant-gardes.

The Bird and Us n’est pas un film qui se situerait lui-même dans cette filiation, le film documente une anecdote qui montre la dernière étape d’une conquête, celle des avant-gardes plastiques déjà prisées des connaisseurs et des galeristes, mais auxquels manquait cette reconnaissance institutionnelle. Félix Rehm traite l’« affaire » comme Chris Marker en son temps, avec humour et distance, il ne se coltine pas au matériau d’origine comme l’aurait fait un Ken Jacobs : cette conquête n’est pas celle de son clan, mais de l’art moderne dans son ensemble. 

Raphaël Bassan

France, 2016, 20 min.

Réalisation, scénario et montage : Félix Rehm. Musique : Géry Petit et Axel Nouveau. Son : Romain Ozanne. Production : La Fémis.