"Techno, Mama" de Saulius Baradinskas
Nikita aime écouter de la techno et rêve d’aller à Berlin et de visiter le célèbre club "Berghain". Sa mère Irena n’est pas au courant des rêves de son fils, et leurs attentes mutuelles vont bientôt se heurter.
Rêver, maman. C’est la seule façon pour Nikita, le protagoniste adolescent de Techno, mama, de trouver une raison d’être. Pris dans les tourments propres à la sortie de l’enfance et à l’entrée dans l’âge adulte, entre le schéma parental et social qui s’impose et la modulation volontaire d’un système existentiel et personnel à fonder, le film propose de saisir les dernières heures avant l’émancipation. Une émancipation presque sans apprentissage, par opposition à l’aventure flaubertienne. Toutefois, quelque chose d’une éducation sentimentale a eu lieu, une initiation à l’amour, bien qu’enveloppée de violence et de refoulement. Il faut dire que Nikita aime un garçon. Les rêves de Nikita sont peuplés d’images où le désir et le plaisir sont associés à la musique techno. Berlin : symbole d’une libération. Nikita rêve d’aller y vivre, confie-t-il à son plus jeune frère au début du film. Pour capter ce flot intermédiaire, entre le corsetage dans lequel l’adolescent se sent bloqué et les rêves qui jaillissent dans sa tête, le cinéaste Saulius Baradinskas déploie une mise en scène qui tient de l’hallucination réaliste. Le format d’image, raccourci à droite et à gauche, a pour corollaire étonnant une caméra virevoltante, capable de suivre les coups de sang de son protagoniste aussi pensif qu’impulsif.
Rester, maman. Rester, cela signifie se maintenir dans un contexte sans horizon, hormis d’accepter la domination inconsciente d’une mère à la dérive, la virtualité destructrice d’un père absent et des conditions de vie promises à la déliquescence. La mère de Nikita fait des ménages pour faire vivre sa famille. Elle demande à Nikita et à son petit frère Oscar de l’aider et les rémunère pour cela. Mais elle s’en sert aussi pour faire du chantage auprès de Nikita le jour où celui-ci lui annonce qu’il veut partir. Nikita attend que sa mère lui donne de l’argent, mais elle lui rend un briquet. À un autre moment, la mère fait semblant d’allumer sa cigarette pour tenter de brûler le passeport de son fils. Chaque geste effectué par les personnages acquiert une signification particulière, dénotant un tiraillement interne. Derrière l’injonction à rester, il y a le désarroi d’une mère qui refuse de voir sa progéniture voler de ses propres ailes. Il y a l’amertume coupable de ne pas être à la hauteur. Et puis, il y a le désespoir de rester seule, de devoir composer encore et toujours avec un quotidien malheureux. Le film révèle un flottement, comme une suspension avant l’envol possible du fils.
Fuir, maman. Partir, pour Nikita, c’est passer d’un monde bleu, un monochrome de la désuétude, à un univers tout rouge, une tonalité qui aurait pu être celle du sang et du cauchemar, mais qui s’avère celle de la chaleur et de l’espoir. Fuir, n’est-ce qu’une illusion ? À ce stade, peut-être. Mais c’est l’illusion la plus vraie qui soit, car elle trace dans l’abstrait un schéma réalisable, partageable. Une étape vers une vie différente, où les désirs les plus profonds pourront trouver incarnation, en dehors des injonctions simplistes. La mère finit elle-même par jouer un rôle responsable : en larmes, elle court vers son fils pour déposer sur sa tête un épais bonnet noir avant que celui-ci s’en aille. Techno, mama n’est pas une simple observation des banlieues européennes, c’est le portrait très émouvant d’une adolescence russophone de Lituanie. La fuite de Nikita revêt une signification encore plus grande dans le contexte actuel où deux choix s’offrent à un citoyen russe ou issu d’une minorité russophone : rester (pour se cacher), ou s’émanciper (pour survivre). Nikita choisit de courir, loin vers l’Ouest.
Mathieu Lericq
Lituanie, 2021, 22 minutes.
Réalisation et scénario : Saulius Baradinskas. Image : Vytautas Katkus. Montage : Karolis Labutis. Son : Andrius Kriščiūnas. Musique originale : Rob Meyer. Interprétation : Motiejus Aškelovičius, Neringa Varnelytė, Kasparas Varanavičius, Urtė Strolaitė et Algirdas Galkus. Production : Viktoria Films.