Cahier critique 16/09/2020

“Tangente” de Julie Jouve et Rida Belghiat

Florie, 28 ans, mère célibataire réunionnaise, participe pour la première fois au Grand Raid de la Réunion, une course mythique appelée aussi la Diagonale des Fous. Pendant trois jours et trois nuits, elle affronte les démons de son passé...

Trop nombreux sont les films qui aujourd’hui veulent dire, exprimer, raconter ; Tangente, lui, a plutôt l’élégance de croire au cinéma. Il y croit, comme il croit à la liberté́ pour son héroïne : non pas comme une évidence, mais comme un combat permanent. Cela peut être douloureux, et c’est nécessairement éprouvant ; mais lorsqu’on arrive ainsi à l’effleurer, même brièvement, c’est d’autant plus plaisant.

Écrire sur Tangente, c’est donc d’abord écrire sur le cinéma, qui est un combat du hors-champ. Il est en lutte contre les images et les sons qui le traversent et qui sont en réalité son envers. Pour ainsi dire, il est du cinéma comme de la sculpture : alors que les sens se braquent sur la forme émergée, le travail du sculpteur s’est porté sur ce qui a disparu. L’émotion, elle, insaisissable, abrupte et souterraine, émane de ces décombres oubliés, au fond.

Qu’est-ce qui a disparu de Tangente ? La prison où est incarcérée Flora. L’homme à cause duquel elle a été incarcérée. L’enfant qu’elle a voulu protéger. Et tout cela lacère la partie émergée du court métrage de Julie Jouve et Rida Belghiat : un raid de trois jours sur l’île de la Réunion, couru jusqu’à l’épuisement, et par-delà les blessures physiques, par Flora, irréductible mutique périodiquement baignée dans les élans enthousiastes, bruyants et chaleureux des étapes où festoient, dorment et se soignent les coureurs. Son coach, qui lui a permis de sortir de prison le temps de la course, a également disparu, et l’attend sur la ligne d’arrivée.

Une forme nette, simple, presque une épure ; et quelques accrocs, ça et là oubliés, flashbacks sonores manifestant un état antérieur, venant interrompre le silence assourdissant du souffle heurté et de la nature foisonnante, à la manière d’un non finito cinématographique. À rebours du récit, l’émotion enfle quand celui-ci se vide et s’oublie, complexe, pressentant paradoxalement ce qui a précédé, et empêchée par ce qui, malgré tout, advient : une blessure, un coureur pleutre et bavard (quand il ne chante pas !), la fin de la course. La lutte est sans merci et sans repos.

Alors, lorsque Flora approche la ligne soutenue par son obstiné opposé avant de la franchir seule, et revient vers sa prison, l’émotion culmine. On ne saura rien de la psychologie de le jeune femme, ni dans le ton sec de la gardienne de prison, ni dans les yeux humides du coach ou dans les acclamations aux résonances métalliques de ses codétenues l’accueillant en triomphe, parce que le hors-champ y est plus vaste encore qu’au départ, et lutte, creuse, sculpte sons et images à l’essentiel.

Et la liberté dans tout ça ? Il en va comme du cinéma : la porte se referme, oui, visible, tangible presque ; tout contre, il y a l’émotion. Flora ne renoncera pas.

Claire Hamon

Réalisation : Julie Jouve et Rida Belghiat. Scénario : Julie Jouve. Image : Yann Maritaud. Montage : Clément Rière.
Son : Julien Gebrael et Matthieu Langlet. Musique originale : Jean-Christophe Laporte et Christine Salem.
Interprétation : Christelle Richard, Brice Deliry et Jean-Louis Levasseur. Production : Lacoupure.