Cahier critique 01/12/2016

"Sous mon lit" de Jihane Chouaib

Douze ans avant "Go Home", Jihane Chouaib jouait avec les codes du cinéma de genre à travers un singulier portrait d’adolescente.

Après Otto ou des confitures (voir Bref n°47), Jihane Chouaib réaffirme avec Sous mon lit, lauréat du dernier Prix Novaïs-Texeira1, la singularité de son univers et une impressionnante maîtrise dans la mise en scène. À la différence près que, cette fois, son héroïne comme l'environnement dépeint sont immédiatement tangibles, presque banals dans le contexte du court français, où le portrait d'adolescente est devenu un sous-genre en soi. Mais Sous mon lit, justement, n'est pas un "portrait", plutôt une toile abstraite, où les couleurs sont celles de l'intérieur, des flux viscéraux, des tréfonds de l'inconscient... Mira, seize ans, vit avec papa et maman dans un pavillon d'une périphérie quelconque. Revêche de tempérament, d'une épidermique défiance envers ses parents, c'est une solitaire, braquée contre les traits caractéristiques de son âge qui ne gênent pas, au contraire, ses congénères : les premières séquences la montrent ainsi révulsée par les baisers, ces "dégueulasses léchages de gueule". Bien entendu, entre dégoût et attirance le lien est direct et c'est lui que le film explore.

Mira rejette ses désirs, refuse de grandir, de devenir femme. Le thème n'est pas neuf, mais Jihane Chouaib le transcende et l'alimente en se tournant vers le fantastique, l'angoisse de la jeune fille étant projetée sur sa demeure, où elle se retrouve seule après le départ en vacances de ses parents. Face à elle-même, entre ces murs pourtant familiers, Mira voit son assurance se craqueler et son angoisse se répandre, transformant chaque bruit en signal inquiétant, une fissure au plafond en incongruité malfaisante, une zone d'ombre en espace de danger potentiel... La mise en scène flirte avec le cinéma d'épouvante, dans lequel les maisons sont vivantes, les bruits de tuyauterie se muent en grognements et une bouche d'aération dans une porte est un accès inquiétant vers l'inconnu, derrière laquelle peut camper une ombre, une présence monstrueuse, une peur primale... Ce jeu du film de genre est poussé jusqu'à l'apparence physique de la jeune comédienne Émeline Bécuwe : teint pâle, sourcils noirs bien tracés, bouche vermillon, cheveux tirés, elle n'est pas loin d'une fille de Dracula vue par Tod Browning.
Le film, cependant, trouve son équilibre en refusant toute surenchère référentielle – quoiqu'une cloque murale d'humidité, percée comme un abcès, peut rappeler un œil tranché buñuélien – et en limitant les effets d'étrangeté, grief que l'on adresse souvent aux tentatives de ce style. Le malaise de Mira, qui se noue tant dans son ventre que sa tête, profite de ce postulat de cinéma d'ambiance plutôt que narratif, insistant sur les silences et une remarquable bande-son, ce qui nous épargne l'habituelle et cérémoniale scène de défloraison.

Certes, Mira accepte peu à peu l'idée d'être liée à son meilleur ami par une autre réalité, celle du désir. Le combat singulier qu'elle livre avec elle-même pour le comprendre est stylisé avec bonheur par Jihane Chouaib : vêtue d'une nuisette immaculée, Mira se livre à une sorte de chorégraphie, comme pour apprivoiser l'angoisse de la chair qui promet de bouleverser sa vie. Mais de cet abandon dans les bras de son jeune amant, nul ne pourra certifier s'il est réel ou fantasmé. Simplement, alors qu'un beau mouvement de circularité voit la caméra retourner finalement d'où elle s'était extirpée au début du film, sous le lit de Mira, la jeune fille aura résolu une énigme intérieure et chassé un démon. Et c'est un territoire cinématographique passionnant que commence à investir Jihane Chouaib, proche de celui que pouvait occuper Roman Polanski dans les années 1960-70.

Christophe Chauville

1. Le Prix Novaïs-Texeira est l'ancien intitulé du Prix du court métrage du Syndicat français de la critique de cinéma.

Article paru dans Bref n°66, 2005.

Réalisation et scénario : Jihane Chouaib. Image : Dylan Doyle. Son : Nicolas Waschkowski, Béatrice Wick et Emmanuel Croset. Montage : Laure Gardette. Musique : Mendelson, Los tres amigos. Interprétation : Émeline Bécuwe et Clément Van Den Bergh. Production : Paraíso Production.