Cahier critique 13/01/2021

“Selfies” de Claudius Gentinetta

Un feu d’artifice d’autoportraits où des centaines de selfies idylliques, affligeants ou terriblement inquiétants sont agencés en un court métrage à la singulière composition. Artistiquement re-travaillées, les photos individuelles se fondent en un terrifiant rictus qui éclaire l’abîme de l’existence humaine.

Le titre est sobre, mais explicite, et c’est effectivement en accumulant et en classant d’innombrables selfies trouvés sur internet que le réalisateur suisse Claudius Gentinetta a constitué la matière documentaire de son film. Retravaillés, modifiés, puis imprimés et gouachés, ils composent un portrait atomisé de notre époque au rythme effréné d’une succession d’images qui ne semble connaître de fin que celle, ultime, du preneur de selfies… À moins que sa mort ne soit aussi qu’une image à scroller. 

Sur un ton drôle et parfois caustique, le réalisateur crée une continuité dans un enchaînement fragmentaire d’images qui n’épargnent en effet aucun des domaines, ni des lieux de la vie contemporaine (sauf peut-être le travail, dont on sait que, jugé trop peu ludique ou spectaculaire, il est peu prisé des caméras depuis La sortie des usines Lumière). Si les loisirs et les vacances sont depuis longtemps des moments de mises en scène grâce à l’appareil photo puis la caméra, le selfie, devenu pratique universelle, a largement étendu le domaine de ce que l’on montre de soi, en même temps qu’il a réduit la distance au sujet filmé à la longueur d’un bras ou, éventuellement d’une perche… Nous voyons ainsi dans le film nos contemporains se photographiant et se filmant sous toutes les coutures, en salle d’accouchement, aux toilettes, dans la chambre à coucher, la salle de bain, ou même, avec un brin de provocation de la part du réalisateur, à la morgue, dans un impossible dernier selfie. 

À l’extension du domaine du montrable correspond également dans le film celle des limites du cadre, repoussées ou inexistantes : chaque image est susceptible de devenir partie d’une autre ou, à l’inverse, chaque détail peut être agrandi, dans un recadrage permanent. Le vertige de cette mise en abyme continue est accentué par la fluidité de l’animation. Celle-ci a également permis à l’auteur d’ajouter des éléments en arrière-plan qui circulent d’une image à l’autre pour mettre en valeur l’unité d’un récit rassemblant des dizaines de protagonistes partout dans le monde, prêts à communier en levant tous ensemble leur perche à selfie… Car il est vrai que, malgré la particularité de toutes ces très courtes scènes dont chacune pourrait raconter une histoire en soi, la profusion et l’accélération mettent plutôt en valeur la similarité des cadres et des situations, comme autant de passages obligés… Le réalisateur voudrait-il nous mettre en garde contre cette avalanche d’images à la mise en scène uniforme et qui pourrait bien nous submerger ? Peut-être, mais pas de point de vue moralisateur pour autant, l’objectif de Claudius Gentinetta étant avant tout d’interroger avec malice et un certain humour noir notre rapport à ces images tournées par définition vers nous-mêmes. 

Anne-Sophie Lepicard

Réalisation, scénario, image et montage : Claudius Gentinetta. Musique originale : Peter Bräker. Production : Gentinettafilm.