Cahier critique 01/11/2022

“Sans vous, sans moi” d’Adèle Shaykhulova

“Petite, j’ai quitté la Russie pour la France avec ma mère, laissant mon père et le reste de ma famille. Ne pouvant rentrer qu’une fois par an, je ne les vois que par vidéo. Je commence à filmer nos conversations, en cachette. Un jour, j’apprends que Sonia, ma cousine, a un cancer. La distance qui nous sépare est plus grande que jamais. Comment être avec vous, avec toi, qui n’es plus là ?”

Dans Sans vous, sans moi d’Adèle Shaykhulova, c’est grâce à un écran – de téléphone – que refait surface le pays natal. La réalisatrice filme ses échanges avec sa famille restée en Russie et apprend que Sonia, sa cousine de vingt ans, est atteinte d’un cancer. Les images des conversations vidéo qui inaugurent le film apparaissent en format réduit. Entourées par le noir de l’écran, elles semblent prises dans un écrin où l’on conserverait un objet précieux. Un peu comme des vignettes où les visages des êtres chers ressemblent à ces médaillons que l’on gardait de nos ancêtres. Quant au visage minuscule de la réalisatrice qui se cache dans un coin, il semble, par cette juxtaposition, fantasmer un rapprochement impossible. Puis la maladie de Sonia empire et la neige tombe sur Paris : il est temps de partir ou plutôt de revenir. Retrouver l’appartement et les recoins de leur enfance partagée, célébrer leurs retrouvailles et puis repartir à nouveau en France, avec le sentiment plus violent encore de la distance et du manque.

Dans la deuxième partie du film la réalisatrice invente plusieurs dispositifs troublants pour rendre vivants ses échanges avec Sonia. Leurs SMS s’inscrivent sur les murs des immeubles parisiens vus depuis sa fenêtre et bientôt d’autres phrases apparaissent au bas des images comme des sous-titres d’une conversation inaudible. Un lien télépathique s’établit alors entre la filmeuse et l’absente et le film devient un voyage chamanique reliant deux esprits familiers. Comme si le film se préparait grâce à ces premiers rituels à recevoir la terrible nouvelle de la disparition. Le nouveau voyage en Russie sera alors une traversée à l’écoute des signes : une prise électrique, une porte qui s’entrouvre, une ampoule, une baignoire, un haut-parleur viennent donner corps à l’absente. Des films de famille montrant Adèle Shaykhulova enfant servent à raconter des anecdotes de l’enfance de sa cousine Sonia, si bien que la réalisatrice et elle semblent n’être qu’une seule et même personne.

Cette fusion renvoie aux jeux de miroirs des plans sur le téléphone où l’écran réunissait leurs deux sourires, abolissant toute distance, même celle d’un simple champ/contrechamp. Et lorsque dans les derniers plans du film, la réalisatrice dit adieu à chaque pièce de l’appartement qui sera bientôt vendu, elle parle à la fois pour elle-même et pour la disparue. Avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, porté par la force et la simplicité de ce geste d’amour, le film dit combien le cinéma est un médium qui se joue comme nul autre de la vie et de la mort. 

Amanda Robles 

Article paru dans Bref n°127, 2022. 

France, 2020, 21 minutes.
Réalisatio, scénario, image et production : Adèle Shaykhulova. Montage : Adèle Shaykhulova et Maxime Ducept. Son : Yannis Do Couto et Bartollo Labescau.