“Saint-Jacques Gay-Lussac” de Louis Séguin
Après sa séparation, Jimmy est revenu vivre dans le quartier de ses années étudiantes. Les rues, les cafés, les discussions entre amis, il les connaît par cœur ; pourtant cet après-midi tout lui semble étranger – sauf sa peine.
Accablé par une rupture amoureuse, Jimmy, trentenaire coincé entre les études et la vie professionnelle, passe l’après-midi à l’intersection de deux rues, rejoignant des amis qui le mènent de bar en bar. Le premier café avec un ami de son ex expose le thème qui sera ensuite décliné selon des multiples formations et tonalités, les discussions métaphysiques ou prosaïques faisant contrepoint à la vive douleur post-rupture. Même si Jimmy est de la plupart des plans, le film construit étrangement un personnage principal en absence, dont seuls la peine et le mutisme existent, contrastant avec la logorrhée brillante, comique, mais aussi vaine, contradictoire et sans but de ses amis. Tous aspirent à être autre chose dans l’existence que leur moyen de gagner leur vie (gardien de parking, dame de compagnie, libraire). Le vol, le jeu sont les solutions envisagées pour vivre décemment sans se plier aux conventions d’un monde réel peu avenant. Tous désirent l’inverse de l’enquête que leur amie Carmen fait comme job alimentaire : “Résumez Mai 68 en un mot”. Étendre à l’infini la signification de ce qu’ils vivent et éprouvent, déplier les mots pour mieux décrire un monde incompréhensible à l’aide de concepts philosophiques, physiques, historiques. Tous les amis de Jimmy sont en fait ceux du réalisateur, cinéastes eux-mêmes (Quentin Papapietro, Carmen Leroi), ou interprétant des rôles dans les films les uns des autres. Hugues Perrot notamment, promène son air neurasthénique de Bonnie “Prince” Billy français dans les films de Jules Follet.
Cet esprit de bande, de complicité, de collectif rappelle la Nouvelle Vague, et la légende selon laquelle les Jeunes Turcs, encore critiques au Cahiers jaunes, se raccompagnaient les uns les autres dans Paris pour parler sans fin des films qu’ils venaient de voir dans le Quartier latin. Les quelques rues en forme de 8 – l’infini ? – que parcourt Jimmy entraîné par ses amis dans une sorte de course de relais aux règles approximatives portent le palimpseste d’une histoire de la jeunesse, politique et cinématographique. C’est pourtant moins pour cette filiation que pour la forme topographique des deux rues en croix du titre que Louis Séguin avoue avoir situé son action dans ce quartier.
Ce petit territoire arpenté en long autant qu’en large apparaît aussi modélisé, sous forme de carte ou de “Street View”. Comme Marcel Proust butant sur des pavés inégaux à Venise, c’est évidemment à la recherche du temps (et donc des sentiments) perdu que Jimmy traîne les pieds. Temps qui semble d’abord aussi simple que linéaire : celui de l’unité d’une journée, celui plus long de la rupture d’une histoire d’amour, d’une existence, et puis de la jeunesse. Un temps qui balbutie, revient sur lui-même, s’immobilise ou se démultiplie tandis que Jimmy se perd dans la réverbération de l’ambiance sonore du film et dans la dilution du décor qui se dérobe sous sa difficulté à être au monde.
Raphaëlle Pireyre
Réalisation et scénario : Louis Séguin. Image : Tom Harari. Montage : Emmanuel Manzano. Son : Claire Bernengo et Elton Rabineau. Interprétation : Aurélien Gabrielli, Augustin Shackelpopoulos, Nicolas Montanari, Simon Cornaz, Quentin Papapietro, Hugues Perrot, Louis Séguin et Carmen Leroi. Production : Bathysphère productions.