Cahier critique 03/05/2017

"Rue bleue" de Chad Chenouga

À l’occasion de la sortie en salles de "De toutes mes forces", découvrez le court métrage "Rue bleue" à la thématique très proche.

Souvent bien placé dans la course aux récompenses des derniers festivals de court métrage, Rue bleue se situe au croisement de thématiques fréquemment (trop souvent ?) convoquées par le court métrage français. Il sort pourtant du lot, grâce à son écriture limpide, sa mise en scène humble, au service de son propos, et son imparable sincérité. Délaissant le ton de comédie de Batata et de L’attache, qui péchaient par maladresses ou par excès de caricature, Chad Chenouga s'affirme davantage en cinéaste avec Rue bleue. Il affine son style en puisant directement dans un creuset autobiographique – le film est dédié à sa mère – à travers un schéma classique : une journée de la vie d'une jeune femme et de son fils, âgé d'une dizaine d'années.

Le "couple" constitué par la mère seule, immature et démissionnaire, abrutie par les somnifères, et le petit homme solide, responsabilisé par la force des choses et l'absence d'un père, pourrait sentir le réchauffé. Mais c'est sans pathos et avec beaucoup de chaleur que le réalisateur regarde ses personnages. Pas d'hystérie ni de crises de violence, pas de sacrifice tragique ni de paroxysme scénaristique (la possibilité de l'overdose est heureusement vite désamorcée...). Juste la vie, une vie, âpre et sans répit, celle d'une mère et de son enfant.

Le talent de Chenouga est avant tout d'avoir su transcender une construction narrative plutôt classique. L'action se déroule dans les limites d'une unité de temps précise – environ vingt-quatre heures –, mais s'avère au final suffisamment elliptique ; l'épisode résume toute la précarité de l'existence d'Ali et d'Alma, suspendue au versement d'une pension sur un livret postal, et recroquevillée dans un sombre logement d'arrière-cour. En s'exemptant heureusement de tout misérabilisme, Chenouga cerne cette immédiateté et cette rudesse en pensant à Loach, en filmant avec authenticité les visages des personnages annexes (la postière, la patience du médecin, l'épicier...), portant une caméra à l'épaule qui suit au plus près, dès le premier plan, Ali rentrant chez lui. Certaines scènes d'intérieur ne sont pas sans évoquer, d'ailleurs, Ladybird, avec ses gros plans et son objectif mobile plongeant au cœur de la tension dramatique. Par un saisissant jeu de contrastes, le foyer ne ressemble pas à l'habituel havre de paix, mais constitue le terrain même du calvaire quotidien d'Ali. À l'inverse, c'est le rapport avec l'extérieur qui lui réserve quelques moments de réconfort (d'espoir ?), comme les jeux avec les copains, la gentille drague ou le casse-croûte tardif au zinc d'un bar de quartier.

Cette dualité socio-géographique (intérieurs/extérieurs, logis/rue, famille/société...) n'est pas pour Chenouga matière à réflexion politique, comme pour certains cinéastes iraniens contemporains dont c'est un thème récurrent (Panahi, les Makhmalbaf...). Mais son film vient affirmer que la confrontation précoce d'un enfant au monde et à sa (dure) réalité n'est pas forcément funeste. Il peut y faire l'apprentissage de la dignité et même, plus tard, en garder un parfum de nostalgie...

Christophe Chauville

Article paru dans Bref n°38, 1998.

Réalisation et scénario : Chad Chenouga. Image : Matthieu Poirot-Delpech. Montage : Anne Klotz.
Son : Xavier Griette, Marie Tisserand et Gérard Rousseau. Musique : Ahmet Gulbay et Chad Chenouga.
Décors : Carole Poitou.  Interprétation : Nassim Chouari et Lysiane Meis. Production : Quo Vadis Cinéma.