Cahier critique 20/05/2020

“Rouen, 5 minutes d’arrêt” d’Ingrid Gogny

Karin Viard et Sergi López, entre deux trains !

Boy meets girl. Si cette formule rend compte de l’essentiel de ce qui se joue au cinéma, Rouen, cinq minutes d’arrêt ne pêche pas par originalité. La minceur de l’intrigue n’a d’égal que sa brièveté ; un quart d’heure pour dépeindre une rencontre “entre deux êtres que rien a priori ne devait rapprocher”, orchestrée par le hasard. Le film se déploie dans ces vacances de l’existence propices aux confidences et aux rêveries, moments comme suspendus à côté du temps social, dans lesquels s’épanouit une bonne part de l’art rohmérien. Cette rencontre est sans lendemain : elle est enceinte, visiblement pas loin du terme ; il est marin, de passage et, entre deux trains, veut voir la cathédrale de Rouen. Rien ne peut arriver. Là réside la force du film et sa beauté.

Le naturalisme dans lequel il s’ancre ne peut laisser imaginer qu’ils vont chacun rompre les amarres de leurs existences et, par exemple, partir ensemble. Emprunter une telle direction, ou une autre – celle proposée ici est particulièrement naïve – suppose de n’en prendre qu’une. Renoncer d’emblée à toute piste narrative forte, fermer la porte à toute direction romanesque, permet d’entrouvrir toutes les autres, de faire résonner l’infini des autres possibles. Chaque pas de notre vie laisse à jamais inexplorée l’infinité de tous ceux auxquels, ainsi, nous sommes contraints de renoncer. Le sel de notre existence est inséparable de ce fond d’insatisfaction, source – c’est selon – de désirs, d’envies, de frustrations. Le film d’Ingrid Gogny épouse plutôt le regard de la femme. Celle-ci le dit, elle est née à Rouen, vit à Rouen, va accoucher à Rouen. Elle a peu voyagé et ne peut que rêver du destin de ce marin au long cours. Mais rien ne dit que lui n’aspire pas à demeurer avec la femme qu’il aime, élever leurs enfants au lieu de sillonner les ports du monde pour finalement ne quasiment rien voir de toutes ces villes. Tout cela, le film ne l’assène pas, il le susurre, le suggère avec des mots et des gestes simples, avec délicatesse et sensibilité.

Ils ne se reverront pas, mais tout porte à croire qu’ils garderont en mémoire cette parenthèse de leur vie, la tendre complicité qui, un bref instant, les a enveloppés, prélude d’un amour qui ne verra jamais le jour.

 Jacques Kermabon

 

Article paru dans Bref n°33, 1997.

Réalisation : Ingrid Gogny. Scénario : Ingrid Gogny et Catherine Hoffmann.
Image : Nathalie Sarles, Nasr Djepa et Fabrice Fontal. Montage : Agnès Bruckert.
Son : Daniel Sobrino, Olivier Walczack et Cécile Chagnaud. Interprétation : Sergi López et Karin Viard.
Production : Les Films du Dimanche.