Cahier critique 09/09/2020

“Roc et Canyon” de Sophie Letourneur

Dans le train qui les mène en colonie, des adolescents se jaugent du coin de l’oeil. Caché derrière un rideau de cheveux, Augustin garde obstinément son baladeur sur les oreilles. Plus délurées, Chloé et Marion ont déjà convié le grand et beau Gabriel à jouer aux cartes. Le soir, sous la tente, Marion confie à sa copine qu’elle pense sans arrêt à lui.

Marion fond pour Gabriel qui a finalement un penchant pour Chloé qui elle-même n’a d’yeux que pour Augustin. On avait beau déjà savoir tout ça, Roc et canyon n’en finit pas de nous épater. Le temps d’une colonie de vacances dans la région grenobloise, la jeune réalisatrice s’attache aux histoires d’une tribu d’adolescents d’une quinzaine d’années. Amour, potins, copinages puis trahisons, rivalités, activités, le quotidien se déclinerait presque comme un roman-feuilleton. Précis des combines et combinaisons amoureuses dans les vapeurs adolescentes, portrait juste d’une époque en marche, cinéma vif et inventif, le troisième court métrage de Sophie Letourneur finit de nous convaincre de la force et de la singularité de son regard, avouons-le d’entrée.

La réalisatrice fabrique depuis ses débuts des objets filmiques basés sur des moments de vie, des morceaux de réalité accrochés à sa mémoire qu’elle démultiplie et réinvente à l’envi. Enregistrements de conversations, notes, témoignages, photos souvenirs lui servent à construire ses histoires qu’elle fait jouer ensuite à des apprentis comédiens, les laissant libres de construire leur interprétation, dialogues compris dans le cas de Roc et canyon, à partir de la simple intention qu’elle donne. Si réduire la portée du film à l’originalité de son dispositif n’est évidemment pas suffisant, il permet de percer, un peu, la fraîcheur qui émane de ses personnages, cinquante-cinq minutes durant. Fiction documentaire, documentaire de fiction, la question n’est pas ici de délimiter un genre, mais de voir à l’œuvre un cinéma qui cherche au-delà des limites. Rien n’est véritablement volé à ces formidables protagonistes. La réalisatrice est parvenue à établir la confiance nécessaire pour réussir à cueillir ce qu’elle était venue chercher : tics de langage, secrets murmurés sous la tente, ébauches de gestes maladroits. On sent là la volonté de tracer un portrait de groupe et le film, à ce titre, défile selon une narration assez classique, déployant par ordre chronologique les rendez-vous incontournables de la vie en colo.

Mais Sophie Letourneur filme aussi au plus près des corps, louant sans cesse leur beauté niée, ces corps que l’on cache derrière une mèche de cheveux comme ceux que l’on exhibe à la piscine même quand on les souhaiterait différents. Et la réalisatrice ne s’interdit jamais de pouvoir aussi rire de tout, notamment du burlesque des séances sportives qui contraignent ces grands enfants à jouer de bon cœur ou de la philosophie d’un Augustin qui, à l’écart du troupeau, avoue mi­-placide mi-aride que “ce qu’on fait autour du foot, c’est trop énorme” pour lui. Elle parvient ainsi à dépasser la légèreté ambiante et offre un contrechamp, familial, social, que le spectateur est libre de s’approprier. Les séquences de “trêve”, relevées par une musique aux consonances de western de Tom Harari, appuient la vision épique de l’adolescence que la réalisatrice entend donner. Mais restant au creux de l’oreille, ce petit air qui peut rappeler aussi la mélancolie des balades de Nick Drake révèle combien ce moment de la vie, forcément “trop sensible”, contient de tonalités.

Amélie Galli

Article paru dans Bref n°80, 2007.

Réalisation et scénario : Sophie Letourneur. Image : Tom Harari. Montage : Michel Klochendler.
Son : Claire-Anne Largeron, Guillaume Chevalier et Jean-Guy Véran. Musique originale : Tom Harari.
Interprétation : Marion Abeille, Augustin Hüe, Gabriel Mathivet et Chloé Sire. Production : Ecce Films.