Cahier critique 03/10/2018

"Rendez-vous à Stella-Plage" de Shalimar Preuss

Du documentaire à la fiction, parfois il n’y a qu’un (coup de) fil.

C’est un faux numéro qui a tout déclenché, le téléphone sonnant trois fois au cœur de la nuit et la voix à l’autre bout demandant quelqu’un qu’il n’était pas. Bien plus tard, lorsqu’il pourrait réfléchir à ce qui lui était arrivé, il en conclurait que rien n’est réel sauf le hasard.” (Paul Auster, Cité de verre)

Une cabine téléphonique sonne en bord de mer. Une jeune fille, intriguée, délaisse ses amis pour décrocher le combiné ; une femme pense parler à sa fille. C’est d’abord, pour l’adolescente, une farce. Et c’est peu à peu, tandis que tombe la nuit, un rôle qu’elle endosse réellement, voix réconfortante pour cette femme dont on comprend qu’elle n’a plus de nouvelles de sa fille depuis longtemps.

Il y a, pour nous, un indice supplémentaire dont ne disposent ni la mère ni son interlocutrice et qui nimbe cette conversation d’un halo mélancolique : Sandrine, l’absente, est peut-être à la rue. Sans doute même est-ce pire car le film ne peut débuter, comme il le fait – sur une longue et belle séquence documentaire suivant les funérailles d’un SDF – inopportunément… La beauté du film tient ainsi à sa manière d’effleurer le sens sans le livrer explicitement. On ne sait ce qu’il en est du rapport de cette mère avec sa fille et l’on n’en sait pas plus de la jeune fille qui décroche : pourquoi, surtout, les mots anonymes résonnent-ils si fort qu’elle se sente si concernée ? On ne connaîtra d’elles rien de plus que cette conversation dont les détails sont parfois brouillés par le bruit du vent, des motos, par les voix des copains qui s’impatientent.

Le dispositif minimal ouvre sur plusieurs fictions potentielles qu’il appartient au spectateur – et à lui seul – de charger de ses propres affects. Dans cette cabine devenant la scène d’un dialogue dont les autres sont exclus (voir comme les amis, l’amoureux, tournant autour, en sont tenus à l’écart, isolés par la paroi), le gros plan sur le visage changeant de la jeune comédienne (Anna Lien – tout un programme, déjà, que ce nom) se regarde comme l’écran sur lequel sont projetées deux histoires qui nous sont tues (la sienne, celle de son interlocutrice).

Loin de tout questionnement moral (du genre “a-t-elle le droit de faire ça?”), cet instant de grâce s’appréhende comme une pause pour l’une, un délai pour l’autre. C’est en se faisant passer pour une inconnue, en s’affranchissant du regard de ses proches, que la jeune fille devient elle-même (à savoir, alors, une sainte compatissante). Et c’est en cédant à l’imposture que la mère se réconcilie avec sa fille.

Rien n’est réel sauf le hasard”, écrivait Paul Auster…

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Shalimar Preuss. Image : Elin Kirschfink. Montage : Antoine Scannapiego. Son : Olivier Touche et François Thery. Interprétation : Anna Lien, Jonathan Heckel et Laure Duthilleul. Production : Ecce Films.

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