“Quelqu’un d’extraordinaire” de Monia Chokri
Sarah, 30 ans, belle et intelligente, a tout pour réussir. Mais son anxiété et sa peur de ne pas être exceptionnelle la poussent à l’inertie. Un matin de janvier, après un énorme blackout, elle se réveille dans une maison de banlieue inconnue. De cet incident naîtra l’envie de se reconstruire. Pour y arriver, elle devra détruire tout ce qui l’entoure, en commençant par ses copines.
Voici venu le temps de s’arrêter sur le court métrage réalisé par Monia Chokri bien avant ses deux premiers longs, La femme de mon frère (2019) et Babysitter (2022). Il y a neuf ans débarquait ce portrait de vingt-huit minutes et des poussières, et déjà, un ton, un esprit, un univers. Popularisée chez Xavier Dolan, ici à l’affiche comme monteur, l’actrice installe les bases de son regard décalé. L’héroïne, Sarah, va révolutionner son monde en quelques heures, et en cela, elle annonce les protagonistes en plein bouleversement des deux futurs métrages longs. La réalisatrice déstructure rapidement l’image avec une fragmentation du mouvement quand Sarah se réveille dans une chambre et un lit inconnus. La perte de repères s’exprime aussi par le montage et le style. Ce procédé de répétition du plan dans l’action, comme un mini éventail filmique, reviendra à plusieurs reprises en cours de récit. Une manière de raconter la non-fluidité des relations, du lien, de l’a priori linéarité existentielle.
La protagoniste avance apparemment sur un fil narratif et temporel, mais la mise en scène raconte aussi sa rupture avec son présent, et un mini chaos en marche. Sarah a du mal à s’exprimer dans un premier temps et s’aventure par ses non-dits et ses fausses confessions vers le mensonge, avant de virer de bord dans une seconde partie, où elle balance leurs quatre vérités à ses soi-disant amies. Monia Chokri explore l’explosion relationnelle et intérieure, en fuyant l’explicatif psychologisant. Les gros plans, les mimiques d’interprétation, les surexpositions et les logorrhées verbales racontent beaucoup. Et l’humour ! Les digressions délirantes nourrissent le climat d’une singularité réjouissante. Quand Sarah s’invente un nom en citant spontanément celui de Julie Payette, un portrait hagiographique de l’astronaute homonyme canadienne surgit dans la narration. Et l’effet brille de drôlerie.
La frontalité des situations se double parfois d’une surenchère stylistique, ambiance Sixties à la Andy Warhol, créant une combinaison hybride, comme quand les copines se retrouvent en mode furies pour trinquer à l’enterrement de vie de jeune fille de l’une, piñata de marié pendue au plafond comprise. Avec son sens aiguisé de la formule (“C’est pas mon amie, c’est un résidu de relation”), et de la mélancolie (la chanson finale : Where Did You Sleep Last Night par Clara Furey), l’apprentie-cinéaste distille aussi sa poésie sous cloche glacée, jusqu’à ce que la neige, qui ouvre l’histoire par de grandes pelletées, la referme par une irruption presque magique. Sarah a répandu son nouveau moi au fil du film, tout comme la nappe planche s’est lentement immiscée chez elle. Et la douceur peut pointer ses flocons dans l’atemporalité de la nuit. “Visiblement, t’as un don pour parler aux gens, t’es vraiment, comment dire, quelqu’un d’extraordinaire”, entend Sarah sur son répondeur. L’aventure a mis ce don à rude épreuve, et avec un vrai panache.
Olivier Pélisson
Canada, 2013, 29 minutes.
Réalisation et scénario : Monia Chokri. Image : Josée Deshaies. Montage : Xavier Dolan. Son : Sylvain Bellmare, Luc Boudrias et François Grenon. Musique originale : Pierre-Alain Bouvrette, Frédéric Lambert et Clara Furey. Interprétation : Magalie-Lépine Blondeau, Anne Dorval, Sophie Cadieux, Evelyne Brochu, Émilie Bibeau, Anne-Élisabeth Bossé, Laurence Lebœuf, Émilie Gilbert, Marylin Castonguay et Anne-Marie Cadieux. Production : Metafilms.