Cahier critique 07/10/2020

"Que vive l’empereur" d’Aude Léa Rapin

La confirmation, après "Ton cœur au hasard", d’un exceptionnel talent de mise en scène et de direction d’acteurs. Plus Austerlitz que Waterloo ! Avec l’aimable autorisation de Canal+.

La séquence d’ouverture semble mettre en abyme le cinéma et le film lui-même. On y découvre d’abord un grognard napoléonien ; rapidement, il s’avère être en fait un jeune homme soigneusement déguisé appartenant bien à notre époque. Sa compagne (répondant à l’étrange sobriquet de Ludo) lui sert de cible afin qu’il s’entraîne à tirer avec son lourd fusil à mousquet.

Partant d’une potentielle reconstitution historique crédible – le film en costumes –, on bascule d’emblée vers un artifice avoué, tout en formulant une très forte croyance dans les puissances du faux ; on pourrait résumer cela en un mot d’ordre enfantin : faire semblant, mais pour de vrai.

Que vive l’Empereur prend place dans ces dispositions ; le couple se rend à une grande reconstitution d’une bataille napoléonienne, il dresse sa tente Quechua sur le parking situé à la marge de l’événement. Unité des plus réduites (deux acteurs, Aude Léa Rapin à l’image, un preneur de son et une assistante), le film intègre donc cette étrange fiction à ciel ouvert, où l’on compte sans doute davantage de figurants que dans les grandes fresques historiques de Griffith, ou Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Un tel cas de figure complexifie l’hybridation fiction-documentaire, puisqu’ici la réalité s’est transformée en une vaste fiction que le film rejoint, tout en la maintenant, pour l’essentiel, hors champ ; elle est véritablement dévoilée lors d’un plan, pour le reste seulement présente par le biais d’un travail sonore suggestif. Il s’agirait donc plutôt d’une fiction dans la fiction où la mise en scène saisit une expérience d’acteurs sans filet et questionne le paradoxe du comédien – joue-t-il d‘âme (il ressent) ou d‘intelligence (il compose) ? Comme dans les films précédents d‘Aude Léa Rapin, on joue plutôt d‘âme, les acteurs (avec Jonathan Couzinié, véritable complice, ici co-scénariste et premier rôle masculin) sont projetés dans des situations où les digues ne sont pas étanches, d’où l’impression d’intensité presque performative qui ressort de l’interprétation.
Il serait cependant injuste de voir en Que vive l’Empereur un film théorique ou « à dispositif ». Avec ce couple mal assorti, s’opposant et se chamaillant sans cesse, mais qui, à défaut d’être renforcé ou réconcilié, poursuivra ensemble sa route, on reconnaît la trajectoire que dessinent les screwballs et comédies de remariage. Ce duo âpre et peu aimable nous parle aussi d’un besoin universel consistant à subvertir et sublimer la réalité pour vivre des vies imaginaires, pas seulement par procuration, mais en investissant la scène avec son propre corps.

Arnaud Hée

Article paru dans Bref n°120, 2016.

Réalisation et image : Aude Léa Rapin. Scénario : Jonathan Couzinié et Aude Léa Rapin. Son : Virgile Van Ginneken. Montage : Isabelle Proust et Aude Léa Rapin. Interprétation : Jonathan Couzinié et Antonia Buresi. Production : Les Films de Pierre.

Film diffusé avec l'aimable autorisation de Canal+.