“Qu’importe si les bêtes meurent” de Sofia Alaoui
Dans les hautes montagnes de l’Atlas, Abdellah, un jeune berger et son père, sont bloqués par la neige dans leur bergerie. Leurs bêtes dépérissant, Abdellah doit s’approvisionner en nourriture dans un village commerçant à plus d’un jour de marche. Avec son mulet, il arrive au village et découvre que celui-ci est déserté à cause d’un curieux événement qui a bouleversé tous les croyants.
Avec ce film méditatif et poétique flirtant avec le fantastique, la cinéaste marocaine Sofia Alaoui cherche à questionner les croyances de ses compatriotes, sans les rudoyer et par le recours à une énigme non explicitée, proche des procédés de la maïeutique. Au centre de Qu'importe si les bêtes meurent évolue le jeune Abdellah qui poursuit une quête spirituelle qu'il n'avait pas préméditée. Il est berger, et l'ouverture du film le cueille en compagnie de son père sur le petit lopin de terre, niché dans l'Atlas marocain, qu'ils exploitent. La nourriture vient à manquer, des bêtes sont malades, et Abdellah, sur les injonctions paternelles, doit se rendre dans un village éloigné pour acheter de la nourriture.
Il est bien difficile de déterminer le genre auquel appartiendrait ce court métrage, qui en chevauche plusieurs. Pas d'action, pas vraiment d'intrigue, c'est un film sur le doute qui progresse et navigue du descriptif documentaire vers un fantastique feutré, un peu à la manière des productions Val Lewton des années 1940 où s'est illustré notamment Jacques Tourneur, dont les fiIms pouvaient suggérer aux spectateurs des événements dont la tangibilité n'était pas acquise. Qu'importe si les bêtes meurent est parlé en langue minoritaire berbère, l'amazigh, sans qu'on sache si c'est par souci d'exactitude géographique ou en forme de résistance face à la langue arabe dominante.
Arrivé à destination à dos de mulet, le pâtre traverse un village quasi désert, ce qui le surprend. Le magasin d'alimentation est vide, Abdellah prend des sacs de nourriture et laisse l'argent sur le comptoir. La tentation de la transgression apparaît par deux fois dans le film. l'enfant hésite, ici, à laisser ses billets de banque et il est tenté de dérober une moto délaissée, mais repart sur son quadrupède. Ce qui prouve qu'il respecte et respectera les lois sociales. La télévision est restée allumée dans la boutique et on y voit à l'image un imam exhorter le peuple à se rendre à la mosquée pour contourner une malédiction qui vient de se produire. Un villageois, demeuré sur place, apprend au chevrier que les gens sont partis, car ils auraient croisé des créatures venues du ciel Ila filmé des événements avec son portable et les montre à Abdellah, mais le spectateur est tenu à l'écart. Le “témoin”et les informations distillées sur les ondes renvoient directement à des tactiques narratives propres aux films de science-fiction américains des années 1950.
Ces incidents traduits simplement par quelques plans de ciel verdâtre induisent le doute dans l'esprit d'Abdellah “Et si nous n'étions pas seuls dans l'univers ?, dit-il à son retour chez lui Si nos certitudes étaient fausses ?”, des “paroles de mécréant” que son père ne peut supporter.
La cinéaste a choisi, à travers cette allégorie, d'interroger les croyances religieuses, sans heurter et à travers une fiction ouverte le ciel vert redevient bleu-noir aux derniers plans nocturnes, laissant Abdellah et son père dubitatifs. À défaut de voir surgir une autre réalité, une autre “vérité”, on peut au moins douter. Cela semble être le “message” de ce film s'exprimant d'une manière plus visuelle que verbale.
Raphaël Bassan
Article paru dans Bref n°126, 2021.
France, Maroc, 2019, 23 minutes.
Réalisation et scénario : Sofia Alaoui. Image : Noé Bach. Montage : Héloïse Pelloquet. Son : Nani Chaouki, Marie Maziere et Sébastien Savine. Musique originale : Amine Bouhafa. Interprétation : Saïd Ouabi, Oumaïma Oughaou, Moha Oughaou et Fouad Oughaou. Production : Envie de Tempête Productions.