Cahier critique 08/03/2022

“Prends garde à toi” d’Emma Benestan

Marie, 19 ans, est la seule femme dans la course camarguaise et dans la communauté taurine. Son entraîneur et mentor, Mika, l’encourage à se battre pour exister dans ce milieu très masculin. Mais voilà qu’un jour, Marie rencontre Ava.

Sur la piste d’une arène, face à des taureaux, des jeunes gens vêtus de blanc sont aux aguets. Concentrés et prêts à courir, à sauter, à s’esquiver. Ce sont des “raseteurs”. Parmi eux, une seule femme. Marie, pas encore vingt ans. Un caractère bien trempé et l’intention ancrée de faire carrière dans cette activité a priori peu “féminine”, celle de la course camarguaise. 

Un spectacle et une tradition séculaire, presque un rituel, qui coulent dans les veines d’une région qui est avant tout celle de la réalisatrice Emma Benestan, née à Montpellier et qui avait déjà tourné dans les environs plusieurs de ses films, notamment le court métrage Belle gueule (2015) et son premier long, Fragile (2021). C’est néanmoins avec Un monde sans bêtes, coréalisé avec Adrien Lecouturier en 2017, que Prends garde à toi jette un pont plus direct. Dans ce documentaire, un adolescent se formait au métier de manadier, suivant l’enseignement de Mickaël, que l’on retrouve à nouveau ici en entraîneur et mentor de Marie, rencontrée elle aussi au même moment. 

Celle-ci porte dans Prends garde à toi son véritable nom de famille, inscrit au dos de son maillot et brouille ainsi la frontière entre réalité et fiction. C’est entre les deux registres qu’oscille le projet de ce moyen métrage jouant précisément avec cette confusion s’instillant forcément dans l’esprit du spectateur. Où commence et s’arrête la “vraie vie” de cette Marie filmée par Emma Benestan et sa directrice de la photographie Émilie Noblet ? Elle suit son rêve, discute avec sa mère (la sienne “pour de vrai”), en évoquant un père absent et vivant visiblement à l’autre bout du monde, travaille comme serveuse et sort le soir. Mais qu’en est-il de sa rencontre avec Ava, comédienne parisienne en vacances, avec qui une relation amoureuse naît, s’épanouit et s’abîme face au mur de l’impossibilité d’afficher l’idylle au grand jour ? C’est toute la fascination qu’exerce Prends garde à toi, qui choisit, dans son principe de “re-mettre en scène”, de ne pas donner de clé à cet égard (la réalisatrice évoqua Van der Keuken comme référence formelle), se tournant avant tout vers cette figure féminine déterminée, mais démunie au moment d’assumer ses choix, quand l’environnement social s’affirme ironique (au mieux), sinon hostile et violent devant la romance inattendue. 

Bien sûr, le titre du film et la musique portant l’une de ses plus belles séquences, au cœur de l’arène, évoquent la Carmen immortalisée par Mérimée et Bizet, iconique des récits amoureux impromptus et obsessionnels, où la liberté de l’héroïne se fracasse contre la cruauté du réel. Il ne s’agit pas ici d’en transposer le canevas à l’époque contemporaine, mais de saisir l’émancipation, même contrariée, d’une jeune femme en proie aux vivaces conservatismes, dans un paysage encore largement sauvage, celui d’un western sudiste que les partis pris artistiques saisissent aux heures particulières du petit matin et de la fin du jour. Et la mise en garde de ce Prends garde à toi, devant la caméra d’Emma Benestan, s’empreint de tendresse et d’empathie, comme un appel au personnage à prendre soin de soi-même, avec ses convictions intimes, ses désirs et ses rêves. 

Christophe Chauville 

France, 2019, 43 minutes.
­Réalisation : Emma Benestan. Scénario : Emma Benestan et Julie Debiton. Image : Émilie Noblet. Montage : Emma Benestan, Perrine Bekaert et Vincent Tricon. Son : Thibault Lamy, Marion Papinot et Niels Barletta. Musique originale : Alexis Paul. Interprétation : Marie Segrétier, Ava Baya, Muriel Segrétier et Mickaël Matray. Production : Instant Ray Films.