Cahier critique 12/09/2018

"Pieds verts" d’Elsa Duhamel

Un documentaire animé sur les traces du passé pied-noir.

Les pieds noirs, la main verte. Dès le titre, le film d’Elsa Duhamel est traversé de dualités. Chacun leur tour, Alain et Jeanine, septuagénaires installés dans le Nord de la France depuis qu’ils ont quitté, enfants, leur Algérie natale pendant la guerre d’indépendance, racontent, en off, leur exil. À partir de leur témoignage, la réalisatrice construit un film doux-amer en aquarelle.

Au présent, de leur petit jardin aux doux tons verdoyants bercé par le chant des oiseaux, émane un rythme paisible. Piments, figuiers, plants d’aubergine…, ces bribes de paysage méditerranéen dont ils prennent soin, tout parsemé de pluie qu’il soit, rappellent une terre, une époque, regrettées. Un flash-back nous transporte en Algérie du temps de leur enfance, les couleurs deviennent rougeoyantes, les cigales chantent. Outre la joie, visible et racontée, l’idée d’un paradis perdu est rendue palpable par la sensualité par laquelle images et sons rendent compte de sensations qu’Alain et Jeanine n’ont jamais retrouvées ailleurs (l’eau chauffée par le soleil sur la peau, par exemple).

C’est une métaphore qui raconte l’irruption de la guerre, le pourrissement d’une figue associé à des sons explicites (tirs de feu, informations à la radio). Valises, bateau, avion…, le temps semble s’arrêter un instant ; l’Algérie est désormais derrière.

Depuis le paisible jardin, les récits off reprennent, racontent la solitude à l’arrivée en France, la nostalgie de l’Algérie. “On ne peut pas vivre tout le temps avec son passé”, dit-il. “J’y pense tout le temps”, dit-elle. À l’image, de ce couple s’adonnant côte à côte aux menus gestes quotidiens se dégage l’impression de communion inhérente à ceux qui se connaissent “depuis toujours”. Leurs propos respectifs suggèrent à l’inverse tout un monde de silence entre eux, de non-dits (de tabous ?). Leurs témoignages prennent des allures de confidences et n’en sont que plus percutants.

Passé, présent, ici, ailleurs, lui, elle…, ces binômes qui parcourent Pieds verts ne donnent judicieusement lieu à aucun manichéisme. L’Algérie tant aimée est aussi lieu de guerre, la France où l’on est nostalgique, lieu de sérénité ; la vie commune est aussi une juxtaposition de solitudes. Ainsi semble se donner à lire la condition de l’exilé, quelque chose qui jamais ne se fige, qui maintient “entre”.

Marion Pasquier

Réalisation et scénario : Elsa Duhamel. Animation : Jean Bouthors et Elsa Duhamel. Mise en couleur additionnelle : Hélène Ducrocq. Montage : Camille Maury. Musique et mixage : Yan Volsy. Bruitage : Daniel Gries. Voix : Jeanine et Alain Sylvano. Production : École de la Poudrière.

Entretien d'Elsa Duhamel – Les Ecrans, réseau rhônalpin de cinémas Art et essai :