“Mods” de Serge Bozon
Un campus, un étudiant malade, deux militaires pour le sauver : ses frères.
Cinquante-neuf minutes, à peine une heure, cela pourrait être la durée d’un double vinyle si l'on était encore à l'orée des années 1970 (le film se déroule en 1966-1967) et si l'on sacrifiait le format de la chanson de deux minutes au long cours d’un album complet. C’est en tout cas la durée atypique qu’a choisie Serge Bozon, pilier de La lettre du cinéma, pour son deuxième film après son (court) long métrage de 70 mn, L'amitié, en 1997.
S’il pourra en agacer certains par son dandysme revendiqué et son abord intimidant (à l'image des personnages principaux, deux jeunes militaires hautains et butés en visite sur un campus pour secourir leur frère atteint d'une mystérieuse maladie), Mods– du nom d'un courant musical anglais de la deuxième moitié des années 1960 – est pourtant un film plaisamment futile où l'exhibition de précieuses influences sixtiesparticipe pleinement du bonheur que l'on prend à le voir. Comme pourrait déjà le suggérer son titre référentiel, Modsest un film résultant, dans sa structure et son rythme, d'une véritable approche musicale du récit, et qui, tout naturellement, nous invite à l'appréhender sous cet angle précis. C’est aussi, soulignons-le, une de ces œuvres où des extraits musicaux scrupuleusement choisis n'obéissent pas à une logique juke-box de simple empilement, mais s'affichent, plutôt, comme des objets fétichisés que l'on devine longuement choyés par un cinéaste livrant avec eux une bonne part de lui-même1.
Mods, pourtant, s'il est bien un film musical, n'est pas une comédie musicale (on y danse parfois, mais on n'y chante pas ; la musique, hors champ, n'est jamais motivée par un contexte). Et Modsn'est surtout pas un film “mode” : la référence aux mods, ces jeunes prolétaires anglais tirés à quatre épingles qui s'opposaient violemment aux rockers dans le soin porté à leur apparence et dans leur goût pour le rythm’n’blues et la soul music américaine, prend à contre-pied, tant ce mouvement immortalisé par Pete Townsend avec Quadrophenia(le disque en 1973, puis le film en 1979) reste, si l'on s’en tient à la musique, en marge du revivalrock dont se gargarise la presse spécialisée ces temps-ci. L'aspect décalé et déstabilisant du film de Bozon vient en partie de là, de l'étrangeté qu'il y a à le voir ressusciter par la bande, mais avec opiniâtreté, un tel courant sans qu’on puisse non plus le soupçonner d’être dupe du caractère profondément nostalgique de sa démarche. De manière significative, les quatre modsqui interviennent ponctuellement comme une sorte de chœur antique commentant l'action sont presque toujours – du moins dans la première partie du film – saisis en plans fixes, dans des postures savamment étudiées, comme des icônes arrachées à un passé immortalisé par de nombreuses photos et témoignages. Pourtant, Modsne ressemble pas à un film singeant les années 1960, mais bien – hypothèse – à une œuvre qui aurait traversé telle quelle trois décennies pour parvenir sur les écrans aujourd'hui2.
Modsest maniéré mais pas maniériste. Si le rythme du film, son découpage en couplets / refrain à la simplicité typiquement “pop”, se lit assez facilement, l'aisance avec laquelle Bozon et sa scénariste Axelle Ropert parviennent à restituer l’esprit d'une période fantasmée est assez miraculeuse. Spectateur en 2003 de ce film supposé se dérouler plus de trente ans auparavant, on en accepte très vite les conventions sans jamais avoir l'impression de se retrouver face à un film d'époque ou face à un film en costumes3. C'est que l'action de Modsse situe, en fait, dans une sorte de bulle, un cadre intemporel qui est tout bonnement celui de la chanson populaire et de son cortège de doutes et d'amours déçues. Pour filer la métaphore musicale, ce film progresse comme un disque rayé (des situations qui se répètent, l'apparent sur-place de la narration) et pourrait – avec ses reprises, ses ponts, ses effets de réverbération et ses solos – s’apparenter à un long morceau s’étirant sur une heure (jeu sur les voix et les intonations, approche purement rythmique des dialogues des quatre mods, répliques redites mot pour mot à quelques séquences d'intervalle par un autre personnage que celui qui les a prononcées la première fois). Mais il traduit aussi à sa manière le contenu dérisoire de bien des chansons, la toile de fond du film – la maladie qui gagne par contagion le campus, ce mal métaphysique qui plonge dans le désarroi son lunaire médecin – n'étant rien d'autre qu'un spleen adolescent consécutif à une peine de cœur. Face à cet événement que tout le monde cherche à décrypter, l’humour distancié des dialogues combiné au sérieux de l'ensemble des personnages apporte un décalage salutaire à un film dans lequel l'acteur Bozon, sorte de Droopy neurasthénique se pensant vacciné contre le sentimentalisme (“Il n’y a vraiment que des chochottes ici”, dira-t-il avec dédain), n'est pas le dernier à s'illustrer.
Modsprocède d'une greffe étrange entre le burlesque, la danse et un humour délicieusement absurde. Les séquences chorégraphiées très peu découpées, ne cédant jamais aux facilités du genre et jouant tantôt sur un effet de répétition proprement fascinant, tantôt sur la feinte difficulté des danseurs à assumer un corps aux prises avec la musique (cette scène très belle où les deux héros dansent en pyjama dans la chambre de leur frère), orientent le film vers une étrangeté rarement de mise dans le film musical. Derrière ces chorégraphies minimales et souvent mécaniques, rencontre troublante entre le spectacle vivant et le cinéma, couvent une passion, une tension que le cinéaste, surtout intéressé par l'incompréhension de ses deux militaires pour le petit monde étudiant qui les entoure, prend un malin plaisir à ne pas filmer. Jusqu'au tout dernier numéro musical, le seul qui soit directement narratif puisqu'il explique et condense en deux minutes de temps une histoire d'amour, son firmament et son échec, soit la raison pour laquelle l'étrange Édouard s'est réfugié dans le mutisme. Avec cette scène le mystère se dissipe et la vie sur le campus peut reprendre son cours. Décidément, derrière le foisonnement de ses arrangements et sa structure très élaborée, Modsest bien, comme on le pressentait, un film futile. Et probablement fier de l'être.
Stéphane Kahn
1. On a envie d'entendre les craquements et les imperfections sonores, nombreuses, comme les signaux de morceaux joués trop longtemps, trop souvent sur un vieux tourne-disque fatigué.
2. Par exemple, ce ne sont ni les Who, ni les Small Faces, ni même les Kinks – les formations apparentées modsles plus connues aujourd'hui, celles qu’on écoute encore – que l'on entend sur la bande-son, mais bien des groupes méconnus provisoirement remis au goût du jour avec des extraits maniaquement circonscrits aux années 1966-1967.
3. À l’inverse de cet autre étrange objet hors du temps qu'est le Far From Heavende Todd Haynes.
Article paru dans Brefn° 57 (2003).
Réalisation: Serge Bozon. Scénario: Axelle Ropert. Image: Céline Bozon. Montage: Cyril Leuthy. Son: Mélissa Petitjean et Laurent Gabiot. Interprétation: Laurent Lacotte, Guillaume Verdier, Serge Bozon, Vladimir Léon, Patricia Barzyk, Chloé Esdraffo, Axelle Ropert, Laurent Talon et Raphaële Godin. Production: Éléna Films.