“Max veut faire du théâtre” de Max Linder
Max ne veut pas se marier et sent en lui l’appel des planches. Son père ignore la vocation et le présente à Jane de Chipanowa… qui ne veut pas se marier car elle sent en elle l’appel des planches. Ils se font passer l’un et l’autre pour moches et méchants avant de reconnaître la passion commune...
S’il fallait distinguer une particularité majeure du cinéma de Max Linder, on pourrait avant tout évoquer la puissance de sa silhouette, à la fois volontaire et débonnaire, mise au service non seulement d’un travail comique mais aussi d’une interrogation sur le rire. Si, d’un côté, le maître du comique français provoque des éclats d’enthousiasme jouissif, à travers des gags minutieusement préparés, il parvient d’un autre côté à impulser une distanciation réflexive sur le divertissement bourgeois et les contextes de déploiement du rire. Il est le pendant de Charlot, sa continuité autant que son opposé, au sein de la classe bourgeoise parisienne du début du XXe siècle : issu de bonne famille, le personnage de Max tente de suivre les codes d’une certaine culture romantique, revendiquée par les classes supérieures, tout en se détournant constamment du comportement attendu par ses pairs. Ainsi, Max pense à l’amour quand il devrait songer à l’argent. Ou bien encore il fait preuve d’empathie quand on attend de lui une attitude individualiste. Si Charlot porte manifestement les stigmates d’une bourgeoisie déchue, rien d’un tel déclassement n’est visible sur Max. Bien au contraire, Linder incarne en lui-même le maintien (même consciemment forcé) d’une structure sociale ancienne, risible dans sa tentative de survivre.
Dans Max veut faire du théâtre, Linder se farde comme souvent des attributs reconnaissables du dandy (haut de forme, canne, costume trois pièces, cravate, chevalière à l’auriculaire droit). La question des apparences sociales y est d’ailleurs centrale. Voulant faire carrière au théâtre, Max avoue sa passion à son père. Or, son père préférerait qu’il adopte un mode de vie rangé, et surtout qu’il accepte de se marier avec la belle Jeanne. Cette dernière, de son côté, montre une même passion pour l’art dramatique. Sa mère tente de minimiser l’affaire et entend la marier avec Max. Une rencontre entre les deux “tourtereaux” est organisée. Débute alors une séquence à la fois profonde et drolatique durant laquelle Jeanne et Max s’affublent tous deux d’un défaut pour éviter le mariage et garantir, pensent-ils, leurs carrières théâtrales respectives. Aussi est-ce en dehors de scène que se joue la comédie, laissant flotter pour un temps la limite entre la beauté et la laideur, le mensonge et la vérité, la bonté et la cruauté. Au-delà d’un simple gag sur la transformation de l’apparence, le film montre subtilement la dimension théâtrale de la vie bourgeoise, soulignant la présence de ces gestes conventionnels que le cinéma, selon Giorgio Agamben, se réapproprie tout en en consignant la perte.
Après avoir enfilé les masques, Max Linder les fait tomber un à un. Et c’est sans doute là que réside son génie. Cette déconstruction s’élabore en deux phases. D’abord, Linder surprend le spectateur en faisant du clou du spectacle non pas l’instant où s’exprime une force surhumaine comme quintessence du comique (ou du tragique) mais, au contraire, le moment de jaillissement d’une vérité simple : celle de la naissance du désir entre les deux personnages. Il s’agit, ensuite, de montrer l’apport spécifique du cinéma en faisant de l’image un lieu de vision de la complexité des trajectoires humaines, en utilisant les outils propres à cet art naissant (portée significative des mimiques et des gestes les plus précis, jeu sur la différenciation des espaces et travail sur la temporalité par le truchement du montage). Jeanne et Max ont-ils renoncé à leur passion pour le drame ? Que devient leur mariage, un an plus tard ? Le film y répond moins par une énième entourloupe que par une ultime pirouette : un discret mouvement de caméra parvient à indiquer la puissance de révélation du cinéma, non pas par opposition au théâtre mais à rebours de sa prétendue artificialité. Abondant dans le sens de Petr Král, la magie burlesque invite à approcher lucidement la situation de l’homme dans la société moderne.
Mathieu Lericq
France, 1912, 12 minutes.
Réalisation et scénario : Max Linder. Interprétation : Max Linder, Jane Renouardt, Henri Collen, Gabrielle Lange et Charles Mosnier. Production : Pathé Frères.