"Masques" de Olivier Smolders
Un cinéaste évoque la perte du visage de ceux qu’on aime et le rituel des masques comme passeurs vers l’au-delà.
Avertissement : certaines images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs.
Masques met en perspective deux des œuvres majeures de Smolders : Mort à Vignole (1998), opus dans lequel l’auteur avait eu du mal à filmer sa fillette mort-née, et Voyage autour de ma chambre (2008), où il dévoilait son « cabinet de curiosités », mis au service de son appétence pour le dépaysement. Les deux films, portés (comme ici) par la voix off du cinéaste-narrateur, se déployaient en diastole, un peu comme un thème qui se répandrait en une multitude de variations. Rien de semblable avec Masques, où une réflexion sinueuse – mais normée, qui va de l’image confisquée du père mort à ses visions de figures à peine visibles, sculptées par le vent sur les rochers, comme se le remémore l’auteur en fin de parcours – sur la culture liée à la mort, et à sa reproduction artistique ou sociétale, louvoie entre les neuf mouvements informels qui chapitrent le film. L’image manquante du père (le laboratoire a rendu au cinéaste une pellicule noire), dont le visage était déformé par la douleur qui le transformait en masque horrible, renvoie d’abord aux cérémonies africaines où les participants étaient (un peu comme chez Jean Rouch) affublés d’étranges parures à contenu spirituel ou religieux, puis le feuilletage visuel – l’artiste employant beaucoup de matériel d’archives diverses – glisse vers la volonté des sociétés occidentales de muséifier ces masques (on pense aux Statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais, 1953), d’en neutraliser l’impact. Mais le cinéaste, aidé de son frère Quentin, leur donne par recadrages et animation une seconde vie.
L’histoire personnelle est reliée, dans le cinquième mouvement, à la grande Histoire, celle de la société qui génère des guerres. Durant celle de 1914-18, la fabrication de masques devint une industrie : les « gueules cassées » qui revenaient du front tentaient de retrouver – parfois en vain – une apparence humaine grâce à de savantes, mais inutiles prothèses.
Olivier Smolders travaille sur les motifs (visages, masques, individus souffrants), les objectifs (qui traduisent ces motifs en images : caméras, appareils photos), l’œil, sa subjectivité, les substrats culturels et la manière dont les diverses civilisations les manipulent. Dans le septième mouvement, l’auteur subit une greffe de la cornée qui le rend momentanément aveugle. On voit, et c’est plus violent que l’organe coupé dans Un chien andalou de Luis Buñuel (1929)1, une opération à prunelle ouverte : l’image noire provisoire l’oblige à repenser à ses parents. Le récit subjectif se décale alors sur les rapports étroits qu’entretenait la photographie naissante avec la mort : au XIXe siècle, on intégrait dans la composition des photos des proches récemment décédés afin de leur donner une apparence de vie. Une subtile réflexion philosophique se tresse entre l’image absente du père et sa possible gravure sur un cliché comme sur les vieux documents exhibés.
Raphaël Bassan
1. Dans Bref (n°125), Smolders prenait ses distances avec le surréalisme historique : “J’aime assez l’idée d’un surréalisme – si tant est que cette étiquette ait encore un sens – qui ne se laisse pas aller, qui croise art et science à la manière de Léonard de Vinci.” (p. 36)
Article paru dans Bref n°128, 2022.
Belgique, 2021, 23 minutes.
Réalisation, scénario, image et montage : Olivier Smolders. Son : Marc Bastien. Musique originale : Manuel Smolders. Production : Les Films du Scarabée et le CBA - Centre de l'auviovisuel à Bruxelles .