"Manue bolonaise" de Sophie Letourneur
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À onze ans seulement, Manue et Sophie semblent à peine sorties de l'enfance et pourtant, les garçons occupent la majeure partie de leurs pensées et conversations, comme c'était le cas des héroïnes – adultes (?) – du précédent film de Sophie Letourneur : La tête dans le vide (2004).
Signe des temps et de la précocité de l'entrée dans l'adolescence, les slows et les baisers “avec la langue” ne sont plus synonymes des quatorze ou quinze ans dépeints par Claude Pinoteau au début des années 1980, mais obsèdent aujourd'hui des gamines tout juste délestées de leurs poupées Barbie. La justesse de ce moyen métrage s'appuie sur cette émergence brouillée d'un “entre deux âges” où l'imaginaire de l'enfance se focalise sur de nouveaux objets. Les jeux du duo l'expriment, simulant une réalité rêvée au gré de saynètes où elles endossent des rôles ou utilisent des figurines dessinées, comme un “film” dont elles maîtriseraient le scénario. Elles achèvent d'ailleurs de vouloir se réapproprier la réalité en affublant de surnoms héroïques leurs amoureux potentiels.
L’humour de l’écriture exempte le film des conventions d’un genre désormais très balisé et sa construction elliptique épouse habilement le ressenti du temps du point de vue de l’âge des protagonistes. La vie est alors surtout une suite de moments, les seuls qui vaillent consistant en ces heures passées en compagnie de sa complice, à la sortie des cours sous le regard des “mecs” ou durant les boums ou les grandes vacances, lorsque la surveillance parentale se relâche. À l'opposé du langage décalé des adolescents filmés par un Doillon (dans Le jeune Werther, 1993, par exemple), Sophie Letourneur collecte les fragments de réel et privilégie le réalisme des dialogues et leur futilité, sinon leur vacuité, qu’elle finit par utiliser par le biais de longues séquences fixes dont la force s'appuie sur leur apparence de banalité. Dans la dernière, Sophie n'est plus là, sinon par l'intermédiaire d'une lettre qui aurait dû rester secrète et que le nouveau flirt de Manue, un “caïd” qui redouble sa 5e, lit à haute voix devant sa bande. Ce hors-champ consomme la rupture entre les deux inséparables amies, véritable “classique” de l'âge ingrat.
Christophe Chauville
Article paru dans Bref n°73, 2006.
Réalisation et scénario : Sophie Letourneur. Image : Nicolas Duchêne. Montage : Michel Klochendler. Son : Antoine Corbin, Nicolas Paturle, Manuel Maury et Jean-Marc Schick. Musique : Maxence Cyrin, Loan Rathier et Fred Thézé. Décors : Emmanuelle Lambert. Interprétation : Louise Husson, Juliette Wowkonowicz, Sullivan Chague, Eliya Pincas, Max Kastelyn et Romain Jegat. Production : Ecce Films.