Cahier critique 10/01/2023

“Ma branche toute fine” de Dinara Droukarova

Une jeune femme vient de perdre sa mère. À ses côtés, une vieille dame. Une babouchka, comme on dit chez les Russes. En respectant les rites, avec une grande douceur, elles lavent le corps, l’apprêtent. La babouchka guide la jeune femme dans ses adieux et son deuil.

Recueillement.

Ma petite-fille adorée, ferme les yeux… Dors avec quiétude ma chérie… Ma branche toute fine, endors-toi…

Des mots prononcés sous la forme de murmures. Des paroles propres aux berceuses, formulées ici en langue russe. Celles que l’on entend dans l’enfance et qui ne disparaissent jamais vraiment de la mémoire, même jusqu’à l’âge adulte le plus avancé. Sur fond noir, pendant que le générique se distinguent par des lettres blanches, se déposent ainsi dans la perception du spectateur les traces d’un passé russe qui secoue le présent. Mais de qui, exactement ? C’est de l’actrice-réalisatrice Dinara Droukarova dont il s’agit, laquelle livre ici le récit d’une expérience intime à travers un chuchotement, presqu’une prière. À travers sa voix seule dans un premier temps, puis sa présence physique quasiment muette dans un deuxième temps, elle raconte un retour perplexe vers le origines au moment de la mort de sa mère. Difficile pourtant d’évaluer si cette situation a été vécue dans la réalité, ou non. 

Si la fiction permet de mettre à distance, Ma branche toute fine (2018) nous plonge littéralement dans l’instant qui succède au décès, vécu par la seule protagoniste dans une métropole qu’on soupçonne être Moscou. Le personnage, apparaissant dès le premier plan au loin dans un couloir, se rapproche métaphoriquement vers le spectateur à mesure du film. Jusqu’à prendre toute sa place dans le plan final. Le film dessine la trajectoire d’une femme qui semble se demander dans quelle mesure elle est encore une fille — “fille” au sens de l’enfant d’une mère désormais morte, ou bien “fille” au sens de l’héritière d’un passé et peut-être d’une culture qui n’est plus vraiment la sienne. Le film ne formerait-il pas ce souhait de lui rendre un hommage à la fois franc et indirect ? Le rite de l’embaumement rend d’ailleurs compte de cette volonté – toute humaine – de désinfecter la dépouille et assurer sa conservation malgré sa nécessaire désintégration. Accompagnée d’une veille femme venue l’aider, la protagoniste s’engage pleinement dans le rituel dont elle ignore tout mais dont elle respecte les codes religieux islamiques, selon la volonté de la défunte. 

À travers de magnifiques plans composés, enveloppés dans un typique noir et blanc post-soviétique (rappelant vaguement les films de Vitali Kanevski ou d’Igor Minaev dans les années 1990), Dinara Droukarova dresse le portrait tendre et énigmatique d’une femme esseulée. Le film propose surtout le recueillement filmique d’une actrice-cinéaste qui négocie son deuil à partir d’une volontaire suspension de la nostalgie. Elle effectue un geste de retournement tenant loin l’appel nostalgique comme le fantôme le plus menaçant. Car ce qui surplombe ce geste de difficile distanciation, mais sans le plomber, c’est la dilution possible de la vie – et du cinéma avec ? – au profit d’une morbidité acide, déployée dans les outils même du cinéma à l’état de substance visuelle et sonore. Malgré la fragilité de ce lien à protéger (lien à sa culture d’origine, à sa mémoire et à la dynamique vitale), la branche ne semble pourtant pas prête de rompre.

Mathieu Lericq

France, 2018, 14 minutes.
Réalisation et scénario : Dinara Droukarova. Image : Timo Salminen. Montage : Julien Chigot. Son : Alexandr Valentsov, Samy Bardet, Frederik Van de Moortel, Wim Willaert et Matthias Hillegeer. Interprétation : Dinara Droukarova et Tamara Idrazova. Production : CTB Film Company, Rouge International, Rezo Films et Rézina Productions.