Cahier critique 15/07/2020

“Lune froide” de Patrick Bouchitey

Bukowski, Bouchitey, Stévenin…

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des jeunes spectateurs.

Le film de Patrick Bouchitey a incommodé quelques critiques et spectateurs car il marie, sans métaphore ou recours aux mythes, directement Eros et Thanatos. Or, s’il y a une chose avec laquelle on ne jour pas encore dans nos sociétés occidentales, c’est bien la mort, sa représentation cure et nue, et don détournement des rites traditionnels liés au cérémonial des funérailles.

Il n’y a rien de tout cela dans Lune froide. Deux « marginaux » quadragénaires, issus de nulle part, si ce n’est de l’imaginaire de Charles Bukowski matérialisé par Bouchitey, volent, pour « s’amuser », un cadavre. Rentrés chez eux, ils s’aperçoivent que c’est une splendide jeune femme. Stévenin, le premier, transgresse l’interdit, et fait l’amour avec le séduisant macchabée. (Un grand bravo, en passant, à Karine Nuris, pour son imperturbable immobilité dans un rôle plus difficile qu’il n’y paraît.) Après une nuit qu’on devine orgiaque, où le deuxième commensal, interprété par le fruit défendu, les « amants » décident de conduire leur dulcinée au bord de la mer. Là, après un dernier ballet d’adieu, Stévenin met la jeune fille à l’eau (le spectateur cultivé se souvient d’Ophélie), et l’accompagne ; durant quelques brasses, jusqu’à sa dernière demeure, avant de regagner la berge.

Bouchitey n’a pas voulu choquer ses spectateurs. Ses personnages sont suffisamment « innocents », un brin panthésistes, pour métamorphoser Lune froide en superbe et corrosive histoire d’amour (désir) fou. Ceux qui ont lu le Livre des morts des anciens égyptiens savent que ce glorieux peuple n’établissait aucune barrière infranchissable entre la vie et la mort. Et, puis, la France a eu Baudelaire, Rimbaud, Artaud…Sans compter qu’il s’agit d’une œuvre artistique où l’organisation des ingrédients n’implique nullement une lecture réaliste.

Bouchitey filme avec une superbe palette de tons noirs et blancs qui rappelle la texture âpre de Strangulations blues (et, partiellement, Boy meet girl) de Léo Carax, autre œuvre crépusculaire. De plus, forme et progression dramatique évoluent en parfaite symbiose, ce qui n’est pas toujours le cas dans le domaine du film court (et de l’autre) où il s’agit trop souvent de trouver une « chute » pour clore un mini-sketch.

Raphaël Bassan

Article paru dans Bref n°1, 1989

Réalisation : Patrick Bouchitey. Scénario : Charles Bukowski. Image : Jean-Jacques Bouhon. Montage : Chantal Rémy.
Son : Julien Cloquet. Musique originale : Didier Lockwood. Interprétation : Karine Nuris, Patrick Bouchitey et
Jean-François Stévenin. Production : Studio Lavabo.

Ce film a été récemment numérisé par L'Agence du court métrage.