“Lucienne mange une auto” de Geordy Couturiau
Avec le temps, le père de Lucienne a sombré dans le silence. Celui qui a toujours préféré sa voiture à sa fille l’accable à nouveau de son absence. Dans l’espoir de trouver un amour qui n’a jamais posé les yeux sur elle, Lucienne décide de manger le véhicule tant aimé.
C'est l’histoire incongrue d'une apocalypse, d’un destin singulier et mutique, celui de Lucienne, vouée à la destruction d’elle-même et de son monde. Lucienne mange une auto, quasiment intégralement muet, est un parcours de la déchéance, filant la métaphore automobile de bout en bout, dans un territoire où la métamorphose est un processus impitoyable, surtout pour celui qui l’opère.
“Est-ce que, pour une fois, tu pourrais t’occuper de ta fille plutôt que ta voiture ?” C’est ainsi que le film nous présente Lucienne, enfant au bain délaissée par son père au profit de sa flamboyante carrosserie. Visiblement gravement malade, le paternel est aujourd’hui en maison médicalisée, muré dans le silence. C’est au retour d’une visite que Lucienne, après avoir refusé le réconfort d’une amie, tombe nez-à-nez avec une affiche dans les toilettes d’un bar : “Vous êtes ce que vous mangez”. Lucienne décide alors de récupérer les derniers morceaux de métal de l’automobile tant adulée par son père et envoyée à la casse pour les broyer : le smoothie de la décadence.
Les grands yeux immobiles de Lucienne traverseront alors tout le film de son énigmatique tristesse, en quête d’une possible acceptation. Mais bien vite, face à l’échec d’une telle entreprise, la jeune femme emprunte une route sur laquelle il est impossible de s’arrêter. Ce qu’il y a de silence, de séquence en séquence, et d’implication dans les cérémonies de dégustations puis de transfert : engloutir la ferraille n’est plus un programme mais une question de survie, une manière de recréer une identité par la tôle engloutie comme on avalerait les ténèbres, dans le bruit sourd d’une ville désertée qui ne lui fait plus écho.
Les plans découpent ainsi les carrosseries, le film entier se fait casse : démolition et morcellement des territoires de l’automobile comme autant de paysages à reconstruire, comme une fresque de débris éparpillés. Les carcasses sont recouvertes des herbes nouvelles et c’est toute l’agonie de Lucienne qui se déplie progressivement alors que ses mains caressent les tôles cabossées de rouille et de choc. Un ballet funeste se met en place, fait de bitume et de métal.
Boire de l’essence, faire le plein, se nettoyer au car wash cerclée par les rouleaux de savon, prendre la route vers on ne sait quelle destination, toutes les étapes s’enchaînent et enfoncent l’errance de Lucienne dans un chaos chirurgical. Finalement, avec une réponse ultime d’une beauté candide, le film s’interroge : parmi la ferraille, la chair a-t-elle encore sa place ? En réponse, par-delà les veines de métal et dans les grésillements d’un autoradio de fortune, retentit la plus belle chanson d’amour.
Arnaud Hallet
France, 2018, 29 minutes.
Réalisation et scénario : Geordy Couturiau. Image : César Decharme. Montage : Sanabel Cherqaoui. Son : Rafael Ridao, Rym Debbarh-Mounir et Julien Perez. Musique originale : Martial Foe. Interprétation : Stéphane Caillard, Jean-Paul Comart et Madeleine Baudot. Production : Miles Cinéma.