Cahier critique 24/11/2016

"Lettre d’Alain Cavalier”

Une commande devenue classique, préfigurant la méthode, pour les trente années à suivre, d’un cinéaste unique, en pleine réinvention.

Cette “Lettre d’un cinéaste” tient une place toute particulière dans la filmographie dAlain Cavalier tant elle semble se présenter a posteriori comme un pont, un point de bascule, entre deux manières radicalement opposées denvisager, dans son œuvre, la mise en scène. Ici, un cinéaste de cinquante ans qui, dans les années 1960-1970, filma des stars (Delon, Deneuve, Trintignant), lassé sans doute du cinéma industriel, se déprend des lourdeurs inhérentes à la machine-cinéma pour filmer des préparatifs, des hésitations, une inconnue, questionner l’inspiration et... atteindre l’épure.

Rappelons le contexte. Cet autoportrait d’un cinéaste provient d’une commande passée à plusieurs réalisateurs pour la mythique émission Cinéma cinémas, diffusée sur Antenne 2 à partir de 1982. Anne Andreu, Michel Boujut et Claude Ventura commandèrent ainsi une “lettre” télévisée, visant à éclairer leur travail, à Otar Iosseliani, Jacques Rozier, Raoul Ruiz, Jean-Pierre Mocky, Chantal Akerman, Luc Moullet ou Serge Gainsbourg. Mais cest celle de Cavalier qui est restée dans les mémoires, qui a acquis une existence autonome telle quon la considère aujourdhui comme un film à part entière, la programmatique “lettre d’un cinéaste” (titre de la série) se transformant par la force des choses et du registre public en nominative Lettre d’Alain Cavalier.

Annonçant explicitement Thérèse, son dernier film de fiction traditionnelle, le cinéaste redouble de manière apaisée le geste de tournage radical de Ce répondeur ne prend pas de messages (équipe réduite, voix off explorant lintimité) tout en inaugurant par son dispositif domestique ce qui deviendra, plus tard, sa manière et sa signature de diariste. Cavalier se filme donc un peu (ses mains), mais on lentend surtout. On ne cessera plus d’ailleurs, dès lors, de l’entendre, pour notre plus grand plaisir, d’un film à l’autre (dans ses portraits de femmes au travail – filmés également, quelques années plus tard, pour la télévision – notamment).

Regarder Lettre d’Alain Cavalier, c’est bel et bien voir une inspiration se libérer d’un carcan, un cinéaste renaitre à lui-même. Comme, plus tard, dans La rencontre ou dans Le filmeur, œuvres maîtresses où, grâce à la vidéo puis au numérique, Cavalier pourra tourner seul, sur une impulsion ou au long cours, comme un romancier griffonnerait ses carnets.
La Lettre dʼAlain Cavalier – dabord diffusée sur Antenne 2 le 3 novembre 1982, puis rediffusée en septembre 1986, lorsque sortit enfin en salles Thérèseamorce donc ce geste fondamental de réinvention. Sur un mode ludique, malicieux et ouvert, alors que Ce répondeur ne prend pas de message, son prédécesseur écrit à la première personne et tourné-monté en 1978, creusait, lui, jusqu’aux plus obscures ténèbres, le gouffre d’une dépression.

Enfin, si lobjet de Lettre d’Alain Cavalier est de montrer un cinéaste au travail quand il nest pas dans “son élément” (un plateau de tournage), on ne peut que partager le désarroi amusé et résigné d’un metteur en scène confessant n’être pas à son aise face à la page blanche : “Le film sera projeté sur cet écran dans des mois et des mois, et pour l’instant il faut que j’écrive. J’ai l’habitude de bouger, mon travail c’est d’être debout et d’être actif et de parler avec des tas de gens. En réalité, en ce moment, et pendant des semaines et des semaines, il faut que j’écrive sur cette feuille de papier ; je ne suis pas écrivain et pourtant je ne peux pas faire autrement.” Paradoxe d’autant plus cocasse – tandis que la commande télévisuelle permet opportunément de suspendre l’impuissance et l’inactivité du cinéaste – que ce long métrage sur lequel il travaillait alors et dont il détaille ici la préparation (du décor au casting en passant par le scénario) ne sortira finalement que quatre ans plus tard, auréolé du succès que l’on sait (Prix du Jury à Cannes et six César, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur).

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Alain Cavalier. Image : Jean-François Robin. Son : Alain Lachassagne. Production : Copra Films.