Cahier critique 27/06/2023

"Letter to a Pig" de Tal Kantor

Un survivant de l’Holocauste lit une lettre qu’il a écrite au cochon qui lui a sauvé la vie. Une jeune collégienne entend son témoignage en classe et sombre dans un rêve étrange, où elle est confrontée à des questions d’identité, de traumatisme collectif, et aux extrêmes de la nature humaine.

Dans une forêt glacée sur laquelle s’abat la neige, une frêle silhouette à bout de souffle accourt, se faufile dans une grange pour se dissimuler au fond de celle-ci. Les yeux exorbités, terrifiés d’un enfant guettent les poursuivants, qui finissent par rebrousser chemin. Nous voici en présence d’une de ses caches qui permit d’échapper au sort funeste, dont les récits se rencontrent notamment dans Le serment d’Hippocrate de Claude Lanzmann, épisode des Quatre sœurs (2018) ou Lieu de naissance (1992) de Pawel Lozinski, autres témoignages éprouvants et bouleversants de la survie de jeunes gens en milieu rural. Le témoignage que l’on entend bientôt, prononcé en hébreu, nous ramène explicitement à ce qui ne faisait aucun doute : le sort des Juifs, lors de la Shoah, durant la Seconde Guerre mondiale.

Entre traits et contours esquissés d’un trait noir sur un aplat blanc et des traces en noir et blanc de prises de vues, l’étrange graphisme adopté par la réalisatrice formule l’incertitude et la versatilité de la mémoire, l’hésitation entre la béance et la netteté du traumatisme. Le vieil homme qui témoigne fut donc cet enfant terrorisé, devenu l’un de ces témoins rendant compte de son destin devant une classe d’adolescents. L’horreur de la situation est littéralement formulée par cette cohabitation avec des porcs, dont le garçon partagera la vie quotidienne et la pitance afin d’échapper à la mort. La survie passe ainsi par une radicale déshumanisation ouvrant sur cette hybridation animale. Ce passage par un stade intermédiaire, qui n’est plus tout à fait l’humanité, trouva un prolongement des années plus tard quand, pour s’adresser à son propre passé, le survivant écrivit une lettre commençant ainsi : “Cher cochon…”

Condensé et percutant – un peu plus d’un quart d’heure –, Letter to a Pig ne fait pas dans la complaisance pleurnicheuse et victimaire. Le témoin est animé par la colère, ses propos s’apparentent souvent à un sermon. Ensuite, il fut guidé par un profond et froid désir de vengeance, qu’il dit avoir mis à exécution. Pas de complaisance non plus de la part de l’auditoire, entre l’indifférence polie, les moqueries et sales blagues que doit réprimer l’enseignante. Mais le récit se centre sur l’écoute d’une élève ; les paroles éveillent bientôt en elle des visions cauchemardesques, comme une réincarnation, une projection, une réappropriation du témoignage. À une époque qui voit s’éteindre peu à peu, mais inéluctablement l’ère des témoins – les survivants de la Shoah –, Tal Kantor rend palpable les enjeux de la mémoire, plus encore de la violence et la transmission du traumatisme.

Arnaud Hée

France, Israël, 2021, 16 minutes.
Réalisation et scénario : Tal Kantor. Image : Arbel Rom. Animation : Meton Joffily de Alencar, Anne Kraehn, Tal Kantor, Shachar Kantor, Gal Marga et Shahar Davis. Montage : Efrat Berger. Son : Erez Eyni-Shavit. Musique originale : Pierre Oberkampf. Voix : Moriyah Meerson, Alex Peleg, Ayelet Margalit, Indra Maharik. Production : Miyu Productions et The Hive Studio.