Cahier critique 01/12/2016

"Les veuves de quinze ans" de Jean Rouch

La jeunesse dorée des Sixties sous le regard d’ethnographe de Jean Rouch. Aussi libre qu’audacieux : la censure gaullienne s’en étrangla !

Avec Les veuves de quinze ans, le réalisateur des Maîtres fous ne filme pas l'Afrique, mais n'en conserve pas moins ses habitudes d'ethnologue. Son terrain d'étude se limite aux quartiers riches de Paris et à leurs jeunes filles bourgeoises. Jean Rouch y analyse tout ce qui se dit, se pense, se croit, se vit, se fait, avec subtilité, humour et franchise. Les veuves… commence avec des images de l'air du temps politiquement vide et musicalement agité des idoles yé-yés, ces idoles qui, selon le commentaire lucide du film, amusent et abusent la jeunesse. Mais plus que cette dernière, c'est la puberté “avancée de deux ans depuis la guerre” (selon des pourcentages que l'auteur n'hésite pas à citer), l'âge des découvertes et des expériences amoureuses, qui intéresse le réalisateur. "Essai sur les adolescentes de Paris en été 64", ce court métrage utilise les moyens de la fiction et suit deux lycéennes de quinze ans, Marie-France et Véronique, dans leur milieu familial et les sorties, rapporte leurs conversations et leurs préoccupations. Le réalisateur appréhende, tour à tour, ces filles fortunées, aux parcours dissemblables, dans leur spacieuse maison ou appartement, face à des parents indifférents. La première affronte la vie avec plus de timidité, mais en restant elle-même et en défiant gentiment son milieu ; la deuxième est un personnage double, une enfant que ses désirs projettent brutalement du côté des femmes mûres, qui se maquille et se revêt comme telles, à la fois, “sotte et salope, que la plus grande imbécilité lie à la plus grande dépravation” et qui subit préjugés et influences sans trop se poser de questions. Celle-ci, que l'envie de paraître fascine jusqu'à l'écœurement, semble suivre le mouvement sans passion, se fondre dans la masse, agir, se perdre dans le tourbillon des autres, des boums, des premiers mecs et des premières amours. Marie-France, plus réfléchie et romantique, se trouve toujours un peu en retrait, observe et écoute, le réalisateur la séparant souvent du groupe avec qui elle se trouve, par exemple, des danseurs auxquels elle refuse de se mêler lors d'une soirée ou de Marc et Michel qu'elle rencontre dans un bar avec sa copine, Véronique, et dont elle pense, en liseuse assidue de Baudelaire, qu'ils “n'ont vraiment rien dans le crâne”.

Rencontrer les garçons, c'est aussi assister au spectacle, celui que chacun se fait pour se rendre intéressant. Les veuves… représente, dans cette optique, un véritable film sur l'apparaître et sur un âge et une caste où l'on est socialement en liberté surveillée par autrui, sous l'incessant couperet du jugement : il faut être habillé comme dans Elle, avoir l'air d'être désœuvrée et se foutre de tout, conduire une voiture de sport, parler avec certains mots et désinvolture, sortir, faire l'amour pour que les autres vous acceptent. Des apparences qu'une simple rencontre suffit à briser et qu'une séquence, celle de Marc croisant Marie-France dans un bar et lui parlant de ses véritables envies, rend plus que touchante. Les veuves… se révèle aussi un court métrage sur la désillusion et la fin des émotions, celles que n'est plus capable de ressentir Véronique, personnage sans joie, consciente d'être blasée, ni heureuse, ni malheureuse, couchant parce qu'il le faut, possédant déjà une pathétique vision de la vie. Lorsqu'elle raconte à Marie-France cette partie fine à laquelle Marc et Michel l'ont invitée (que Jean Rouch restitue en images fixes de manière stylisée et élégante) et que son amie lui demande si ça lui a fait plaisir, elle réplique laconiquement “non”. Quand elle pose pour un photographe, interprétée, dans une scène d'anthologie, par Maurice Pialat, et qu'elle répond à ses questions directes, elle affiche la même froide perte d'illusion : “plus tard, je ferai comme les autres, je serai malheureuse [...] quand je serai vieille, à vingt-cinq ans, je me marierai et ce sera la fin.” Vieille avant d'avoir eu le courage de se battre un peu, voilà une des choses qui progressivement l'oppose à Marie-France et qui provoque leur dispute, cette dernière étant sans cesse présente au monde, désireuse de le contempler, sauvée par sa sensibilité et sa curiosité. Les plans où elle est filmée seule dans la rue, sur la plate-forme arrière d'un bus, dans un café ou avec l'ami de son père à la campagne sont significatifs de cette ouverture et du risque qu'elle accepte de prendre en vivant et en poursuivant son chemin.

Grâce à ces deux figures habilement décrites, Marie-France et Véronique, Les veuves de quinze ans constitue peut-être le premier film désacralisateur sur l'adolescence, un des plus beaux et des plus intelligents, sans pudibonderie, fait par le plus rocker des griots, quelques années avant Une vraie jeune fille de Catherine Breillat.

Nathalie Mary

Article paru dans Bref n°48, 2001.

Réalisation et scénario : Jean Rouch. Image : Jacques Lang. Son : Michel Fano. Montage : Claudine Bouché. Musique : Gérard Gustin et Luis Fuentes. Interprétation : Marie-France de Chabaneix et Véronique Duval. Production : Les Films de la Pléiade.